LA ROUTE DE LA SOIE

27 JUILLET AU 25 AOÛT 2000

2 - LANZHOU-TIBET

30 JUILLET au 6 AOUT 2000

Récit de MarieOdile Martel

 

 

LUNDI 31 JUILLET — PEKIN / XINING

 

À neuf heures, le chauffeur prévu par notre agence est là pour nous conduire à l’aéroport et nous donner nos billets d’avion. Christian les lui demande. Il nous répond qu’il n’a rien, qu’il n’est que le chauffeur. Dix minutes après, il se tape le front, les billets d’avion sont devant lui, sur le tableau de bord. Nous préférons cela !

Nous passons devant la place Tien An Men, immense, quadrillée de barrières métalliques destinées à canaliser les piétons, et flanquée du mausolée à la gloire de Mao, moche, et de grands musées, moches également. Le ciel est toujours aussi bleu. Les grandes avenues sont plantées d’arbres, certains tout petits, confort récemment installé à l’attention des piétons. Des pelouses, des jets d’eau, des parterres de fleurs et des bancs ponctuent les distances. Beaucoup d’immeubles d’habitation sont défigurés par les climatiseurs individuels rajoutés aux fenêtres par les occupants des lieux. Nous voyons évoluer les plans type d’un îlot d’immeubles à l’autre.

L’aéroport est immense, très propre et son sol, pavé de dalles de granit noir poli, brille parfaitement, astiqué sans cesse par une armada de femmes de ménage. Quand elles lavent une portion de sol, elles y posent un écriteau orange fluo qui avertit les passants que le sol est glissant. Pratique ! Je constate avec plaisir que des cabines téléphoniques sont prévues pour les handicapés circulant en fauteuil roulant : les appareils sont placés à mi-hauteur et leur sont ainsi aisément accessibles. Je regrette bien de ne pas voir le même système chez nous. Nous savons jouer les moralisateurs en évoquant les droits de l’homme bafoués en Chine (ce qui est vrai), mais ne sommes pas non plus toujours parfaits. Et que dire des Américains et de leur manière de se conduire avec les Noirs ! Souvenons-nous aussi des atrocités commises en Chine, naguère, par les occupants occidentaux, qui sont allés, pour des raisons mercantiles, jusqu’à y développer y et commercialiser l’opium, alors interdit par l’empereur de Chine. Nous avons bonne mine, aujourd’hui, à vilipender le trafic de stupéfiants !

Notre vol dure deux heures, et les annonces sont faîtes par l’hôtesse en chinois et en anglais ce qui est nouveau. Le repas est correct, riz et bœuf, mais le dessert immangeable. De toute façon, j’ai pris trop de kilos à Pékin. Devant nous, une hôtesse sert un passager. Elle regarde ailleurs pendant qu’elle lui verse du coca, et le liquide tombe à côté !

Arrivée à Xining. Se Sheng est là. Il agite les bras vers nous en tout sens, hilare. Quel plaisir de le revoir ! Il a toujours son sourire rayonnant ... mais a pris quelques kilos et est moins fluet. Un quatre-quatre nous attend, avec un chauffeur tout souriant et des banquettes garnies de housses de dentelle blanche. Se Sheng n’est pas du coin. Il a été notre guide dans le Guizhou, il y a deux ans. Mais nous sommes restés en relation par fax et, lorsque nous lui avons appris que nous revenions en Chine, pour la Route de la Soie cette fois, il nous a proposé d’être notre guide sur la région de Lanzhou. Son agence nous a fait un prix si avantageux que, même en intégrant les frais de son avion pour nous rejoindre depuis Guiyang, nous arrivions quasiment aux mêmes dépenses, avec en prime le plaisir de le revoir. Et cette excursion dans la province du Gansou va lui permettre d’accroître son champ de compétence. En quelque sorte, nous allons découvrir cette région ensemble. Xining est à trente-cinq kilomètres de l’aéroport, la route est poudreuse, les bas-côtés non stabilisés et pollués de détritus, les maisons basses en pisé ocre, et les petites montagnes alentour complètement pelées. Quel contraste avec Pékin ! Nous papotons gaiement dans la voiture, et échangeons des nouvelles. - " Comment vont vos parents ? " - dit Se Sheng à Christian - "  Comment va votre mère ? "  - répond celui-ci - " Et le chauffeur du Guizhou ? " demandons-nous — " Toujours aussi gros ! " réplique notre ami.

L’hôtel Qinghai est le meilleur hôtel de Xining, et fut luxueux ... à sa création. Nous avons une suite au seizième étage. Elle vaut celle que nous avons connue à Kunming ! L’électricité ne marche pas dans le salon qui sent le renfermé, et qui contient, effet esthétique assuré, la bonbonne d’eau stérilisée et le frigo. Les lampes du lampadaire de la chambre et de la table du bureau sont grillées ! Mais celles des tables de chevet fonctionnent, ainsi que la télé. L’aération de la salle de bains contiguë est défectueuse, mais c’est propre, draps et serviettes impeccables. Par contre, les têtes de lit en tissu, les fauteuils et la moquette sont dégueulasses. Les rideaux anti-lumière coulissent, mais pas les rideaux de dentelle grisâtre. Les fenêtres sont sales, et une des vitres est cassée et rafistolée avec du gros scotch marron. Nous retrouvons notre Chine !

Se Sheng est monté avec nous pour nous remettre le cadeau de bienvenue de son agence : un costume complet de femme Gejia, une minorité Miao. Une veste brodée de batik et de broderies rouges, et son caraco bleu. Une superbe jupe à volants plissés rouges et noirs. Sans oublier la ceinture rouge et le bonnet au gros pompon rouge. Une merveille, et nous nous extasions, car c’est là un cadeau de prix. Puis nous déballons nos propres cadeaux : un disque de Céline Dion dont notre ami est si friand. Un tee-shirt Addidas à l’effigie de la coupe 2000, une revue sur la coupe avec photos des joueurs et un poster géant de l’équipe de France. Et pour sa mère, une boîte de dix très jolis flacons de parfums de Paris. Se Sheng est aux anges. Il nous dit en riant que le dilemme sera rude pour lui, car il y a sa mère ... mais aussi sa semi-femme (comprenez sa fiancée), qu’il doit épouser en décembre. Nous lui répliquons que nous le laissons libre de ses choix, et il rit, en embrassant le disque, le tee-shirt, la boîte de parfums, et même la carte postale de la mairie et de l’église de Châtillon où Arnaud et Cécile se sont mariés, que nous avons apportée en prime.

Puis, comme il n’est que trois heures, nous partons nous promener. Xining fait partie de la Chine profonde. Les rues poussiéreuses sont encombrées de travaux, les trottoirs sont défoncés, les immeubles, crapoteux et rafistolés de ces bâches de plastique bleu vif à rayures blanches et rouges qu’on voit également en Afrique. Les déchets traînent par terre, et nous retrouvons le bruit, ô combien agréable, de celui qui va chercher dans le fond de sa gorge un crachat qui salira un peu plus le sol déjà guère reluisant ! Les gens nous lorgnent avec curiosité, car les touristes ici sont rares et circulent en groupes, d’un car à un site, du site au car, du car à l’hôtel ... on les voit peu flâner dans la ville. De part et d’autre du trottoir que nous empruntons, des jeunes sont assis, garçons et filles, derrière des pupitres sur lesquels sont posés des feuillets. S’agit-il d’une pétition ? Curieux, nous nous approchons. Une jeune fille se lève, se présente en anglais et présente son professeur, assise à ses côtés (qui ne doit pas être sa prof d’anglais, car elle ne comprend rien à notre conversation). Elle nous montre un dépliant et des photos de son école, comme si elle en faisait la publicité. Mais nous n’arrivons pas à comprendre le but de la manœuvre : faire connaître l’école et susciter des inscriptions ? Se Sheng, que nous interrogerons plus tard ne saura pas nous répondre non plus. Nous la quittons en lui souhaitant de bonnes études, elle, un bon voyage, et le groupe de curieux qui nous entourait se désagrège. Des enfants de cinq ans environ nous croisent, nous crient " Hello " , nous répondons idem, et entendons le rire des parents, tout fiers que leur rejeton puisse ainsi déjà converser avec les étrangers.

Nous faisons une halte dans un petit marché alimentaire (nous ne nous en lassons pas). Cohabitent nourriture chinoise traditionnelle (porc, bœuf, volaille, nouilles etc ... ) et nourriture musulmane, avec brochettes de mouton. Il y a des victuailles partout, beaucoup de légumes, de fruits, de viandes crues ou cuites, de beignets qui rissolent, de canards qui caramélisent, de pâtisseries orientales, et de poissons qui frétillent dans leur aquarium portatif. La famine est loin ! À noter que c’est en Chine que nous aurons eu l’occasion de manger le poisson le plus frais, puisque les restaurants le sortent de l’aquarium pour le faire cuire à la demande. Les gens ne sont pas vêtus comme dans la capitale. Les vieux sont en costume sombre et casquette, les vieilles dames, en ensembles vestes-pantalons mal coupés. Les jeunes femmes sont plus coquettes, avec plus ou moins de succès : j’en vois des ravissantes, vêtues de robes maxi qu’on croirait achetées à Paris, de grosses chaussures à talons compensés jaune ou rose fluo, de shorts, de corsaires, de bains de soleil ... mais j’en vois aussi coiffées du voile islamique en chenille noire ou grenat. Bref, on voit de tout ! Des mini-restaurants sont délimités par des bâches montées sur tubulures. L’un est même décoré d’un rideau de dentelle sale à moulins hollandais et champs de tulipes du plus bel effet. En écartant un peu le rideau, nous y voyons une chanteuse, mimant un drame romantique devant une assistance clairsemée.

Nous sirotons une bière en regardant les gens passer. Voilà qu’une tornade d’une violence inouïe s’abat sur les trottoirs, les terrasses de café, les tables des étudiants. La poussière occulte tout, les parasols et les plaques de tôle volent. Nous nous cachons derrière un bouquet d’arbres providentiels pour attendre le retour au calme, puis rentrons à l’hôtel en croquant quelques grains de poussière entre les dents.

La douche est chaude, c’est super. Je lave notre petit linge et le mets à sécher dans la première salle de bain, dont je laisse l’aérateur branché pour accélérer le séchage. Chistian se repose sur le lit en zappant à tour de bras. Mais il se sent frustré : il n’y a ici que trente chaînes, contre quarante à Pékin !

À sept heures, nous sommes dans le hall. J’ai puisé dans mes réserves cinq échantillons de bonnes marques de parfums connus pour les donner à Se Sheng, en lui disant que je regrette qu’il ne nous ait pas fait part de son prochain mariage avant notre départ, car nous aurions apporté alors deux boîtes pour ses deux femmes ! Je remets aussi trois échantillons au chauffeur, pour sa femme (il en a une, je m’en suis assurée avant auprès de S.S). C’est le chauffeur, qui habite la région, qui a choisi le restaurant, où, dit-il, la nourriture sera bonne pour nous. Nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur, car si la nourriture est adaptée à nos estomacs fragiles d’Occidentaux, l’ambiance est déprimante ! Par une suite de longs couloirs sur lesquels s’ouvre une succession de portes, nous aboutissons à un salon particulier sans fenêtre (mais heureusement climatisé), comportant une grande table ronde pour dix. Nous poussons les chaises inutiles et nous attablons tous les quatre. Tout d’abord, une bière bien fraîche, " ice " (glacée), car avec " cold " (froid), nous n’avions qu’une bière tiédasse. Nos amis prennent du thé. Puis ils commandent, et c’est interminable ! En Chine, il faut toujours commander beaucoup de plats, donc faire beaucoup de choix. Or le chauffeur parle le dialecte du coin mieux que S.S. et en connaît toutes les subtilités culinaires. Il explique donc longuement chaque plat à S.S., qui fait ensuite la traduction pour nous. Puis après, ils commandent pour eux des plats plus épicés, et ce sont à nouveau des palabres sans fin ! Il nous faut bien une table pour dix pour caser tous les plats commandés. Nous découvrons des légumes verts connus seulement dans cette région, légumes " qui existaient déjà du temps des dinosaures " nous fait dire le chauffeur par S.S interposé. Agrémentés d’ail, mais aussi d’épices, il nous est impossible d’en manger plus que trois morceaux. Nous nous rattrapons sur les champignons, genre asperges, cuits al dente, les calamars, les herbes des montagnes, et les brochettes de mouton. Celles-ci sont servies à demi cuites, et chaque convive finit la cuisson à son goût au-dessus des flammes d’un bol rempli d’alcool de riz. Nous calons sur les deux grands plats de nouilles à la sauce de viande, que finissent allègrement nos deux compères, doués tous les deux d’un solide appétit.

MARDI 1er AOUT — XINING / TAER SI

 

Notre petit-déjeuner est à la mesure de l’hôtel, plus hard que celui de Pékin ! Des gâteaux secs et, heureusement, de la salade de fruits.

Nous prenons la route au milieu des champs de colza pas encore en fleurs, et des champs de blé pas encore mûrs. Au loin, les montagnes sont rouges et pelées. Le chauffeur nous apprend qu’ici, les musulmans sont des Hui (les autres sont des Han), et que 90 % d’entre eux ont le même nom : MA. Pratique ! Nous traversons des petites bourgades qui, comme en Afrique, s’organisent autour de la grande route. Nous y voyons des escouades de taxis-moto, avec le casque prêt pour le client. Il fait beau, le soleil brille. Il a plu cette nuit mais la région manque d’eau et les réservoirs que nous apercevons sont à moitié vides. La route grimpe, parsemée de travaux. Certains ouvriers manient la pelle et charrient des gravillons, d’autres font la pause et tapent un carton, assis sur le bord de la chaussée.

Nous atteignons le monastère Gelupa, Kumbum en tibétain, Taer Si en chinois. C’est la sœur du Dalaï Lama qui en est le chef. Le premier pavillon est doté de hautes colonnes drapées de tissu orange. Les murs sont recouverts de fresques de couleurs vives sur lesquelles s’ébattent des dragons verts cracheurs de feu, pourvus de trois yeux chargés de protéger les Bouddhas. Aux balcons des terrasses, sont accrochées des têtes de vaches empaillées, d’ours et de chèvres, toutes ornées de rubans. Une bonzesse en robe rouge et crâne rasé vient voir mon cahier en souriant et palpe avec admiration mon bracelet. Le pavillon de la Longévité recueille les offrandes des fidèles destinées à permettre l’entretien du temple. Nous y voyons les statues de deux très vieux Bouddhas, symboles de longévité. Se Sheng rit comme un petit fou en nous traduisant les légendes figurant sur les murs : c’est un mécréant, totalement irrespectueux des préceptes bouddhiques !

Les vieux pèlerins font très " école Mao" .  Les femmes ont de longues nattes rattachées par un nœud au bas des reins. Nous faisons tourner les cylindres rouges des moulins à prières, derrière trois moines vêtus d’une jupe brune et d’une cape fushia, et un groupe de nonnes en bure marron, culotte grise et sandales de feutre. Dans l’une des chapelles, une immense vitrine à air conditionné présente une collection de sculptures en beurre de yak, fleurs et personnages, œuvres d’artistes lamas locaux.

Nous visitons la salle d’étude. Naguère, elle accueillait les mille moines qui passaient pour y apprendre l’enseignement bouddhique des Bonnets Jaunes. Aujourd’hui, ils ne sont plus que cinq cents. La salle est vaste, dotée d’un puits de lumière au centre, et l’espace est scandé par de hautes colonnes qui portent de vieux tapis de Khan. Entre les colonnes pendent des guirlandes brodées et des tankas. Les bancs, au ras du sol, sont recouverts de tapis colorés. La bibliothèque, confisquée par le gouvernement pendant la révolution culturelle, a repris sa place, mais les livres ne peuvent être consultés que par les chefs lamas. Se Sheng m’explique que les moines avaient alors été expulsés de leur monastère, et pour que je saisisse bien, il donne un coup de pied devant lui ponctué d’un " out"  vigoureux. Les moines se préparent pour l’étude et un vieux bonze fait signe qu’il nous faut sortir. Deux Occidentaux veulent rester et expliquent par gestes, en portant les mains au front, qu’ils veulent prier. Cela marche, ils restent !

Devant le temple de l’Arbre d’Or, les pèlerins prient, alignant les génuflexions : à genoux, puis allongés, puis re-à genoux. Tuant ! Un pèlerinage dure six mois et suppose cent mille génuflexions (par référence aux cent mille feuilles du banian). J’admire.

Nous déjeunons dans un restaurant enfin au rez-de-chaussée et enfin donnant sur la rue. Je fais comprendre à Se Sheng que nous trouvons cela plus agréable qu’une salle sans fenêtre. Je crois que le message est passé ! S.S. nous dit qu’il a hier téléphoné à sa mère, pour lui dire qu’il rapportera du parfum à distribuer entre toutes les trois : sa mère, sa fiancée ... et sa future belle-mère, car, dit-il, il faut qu’il la soigne. C’est en effet chez les beaux-parents qu’ils habiteront après le mariage. Des pétards retentissent : un mariage a lieu à l’étage du dessus. Nous montons voir. Les mariés sont debout au centre de la salle, liés par une grosse ceinture rouge de satin, et saluent les convives qui déposent dans une corbeille l’argent représentant leur cadeau de noce.

De retour à Xining, nous partons nous promener. Nous revoyons les étudiants de la veille, et la jeune fille nous adresse un hello de reconnaissance. La foule est dense, et nous sommes surpris par le nombre de personnes tenant des chiens en laisse, surtout des petits chiens, loulous de Poméranie, pékinois (of course), et même un jeune cocker marron clair. Les petits vieux en costume Mao et casquette se promènent avec leur tabouret pliant sous le bras. Aperçoivent-ils des copains ? Hop ! ils prennent place auprès d’eux pour taper un carton. Les magasins déversent sur les trottoirs leur musique tonitruante. Près de la grande place, un parc d’attractions invite au jeu les petits et les grands : manèges, auto-tamponneuses, grand huit, balançoires ... Un téléphérique à œufs (hideux) monte sur la crête pelée. Ce sera sans nous !

Pause à l’hôtel. Nous trouvons sous la porte une carte de visite qui nous invite à des massages thaïlandais, et une autre qui nous convie à des " soirées riantes " . Les hommes d’affaires ont de quoi se distraire ici ! Christian téléphone à ses parents. Tout est OK. Ils suivent notre météo sur le journal. Je mets mon journal à jour et tartine de biafine mon érythème du mollet (qui va nettement mieux) et mon nez, un peu trop rouge à mon gré. Christian zappe sur ses habituels films de cape et d’épée.

Se Sheng nous attend dans le hall à sept heures et nous emmène dans un petit restaurant situé à cinq minutes à pied de l’hôtel. Il veut y pénétrer, mais il y a une table et des fauteuils en plastique dehors, il fait beau et la température est douce (19°), nous nous installons dehors. S.S réalise alors qu’il a oublié le chauffeur, et repart en courant le chercher ! Bière fraîche, brochettes de mouton délicieuses, et les inévitables nouilles trop épicées. Nous apprenons que les Chinois mangent beaucoup d’ail (des gousses d’ail sont d’ailleurs servies sur la table, comme le sel ou le poivre chez nous). C’est, paraît-il très bon pour la digestion ... mais mauvais pour la vue. Alors ?

Se Sheng nous donne le programme de main : Lanzhou direct. Christian précise : en passant par le monastère de Qutan. Tête ahurie de notre ami, à qui mon cher époux rappelle qu’il l’avait demandé par fax, et que S.S l’avait inclus dans le programme confirmé par son agence. Pas de problème. Ce qui est écrit se fera ... mais il faut que nos deux compères se renseignent sur la route à prendre. Tout va bien, le garçon du restaurant connaît le chemin et donne les indications utiles.

MERCREDI 2 AOUT — XINING / LANZHOU

 

Nous empruntons l’ascenseur pour aller prendre notre petit-déjeuner. S’y trouve déjà un Chinois. Moi, sociable dès le matin, je salue poliment " Nirau " , et continue mon bavardage avec Christian (en français bien sûr). Et le Chinois de rire. Il est de Perpignan, travaille au CRNS et est ici en voyage d’affaires. J’ai bonne mine avec mon " bonjour " en chinois fluente !

Nous partons sous un soleil voilé, aux accents d’une prière tibétaine chantée sur fond de musique de jazz. " O mani, O mani O... ". C’est beau, un peu mélopée, et nous voilà, Christian et moi, reprenant le refrain en chœur. Le chauffeur, auquel appartient la cassette, est aux anges. Je le trouve d’ailleurs très bien. Il sait quelques mots d’anglais et a de bonnes manières : il m’ouvre la porte de la voiture, porte des gants blancs pour conduire, remplit notre verre à table dès que celui-ci est vide, ce qui n’est pas le mieux car la bière se réchauffe vite dans les verres. Nous avons beau planquer nos bouteilles au pied de nos chaises, il se lève, vient les chercher, et hop, dans nos verres ! Il est très curieux de ce qui l’entoure, nous accompagne dans nos visites, pose des questions au lama etc ... Comme son prédécesseur d’il y a deux ans, il a son bocal de thé, qu’il remplit au moins trois fois au cours des repas.

Ici, les moissons ont déjà débuté et se font à la faucille. Dans les grands champs, propriétés de l’Etat, on utilise les moissonneuses batteuses lieuses, achetées en commun par plusieurs exploitants. Un camion plein de pastèques s’est renversé dans le fossé. Les fruits ont éclaté. Quel spectacle ! La conduite de notre chauffeur est la même que celui d’il y a deux ans : en dessous du régime, et le temps mis pour doubler un véhicule nous paraît sans fin. La campagne est généralement très urbanisée, mais, parfois, la plaine s’élargit et nous offre une trouée verte de cultures, blonde de blé, verte d’arbres, et dès que nous approchons des collines, rouge de la terre ravinée par la mousson. Les fleurs de tournesol sont énormes, les roses trémières gigantesques. D’anciennes gravières ont été transformées en piscicultures. La cassette repart depuis son début : " O mani ô mani ". Quand les Chinois ont un air dans la tête, cela dure ! Nous quittons la grand-route et prenons le chemin qui monte au monastère. Des montagnes aux sommets enneigés apparaissent. Sur la chaussée, comme au Tibet, sont dispersées les gerbes de blé que les automobilistes sont chargés d’écraser. Et pour être sûrs que nous passerons bien dessus, les paysans ont balisé la voie avec de gros cailloux !

Nous parvenons au monastère Qutan. Hormis le ciel, d’un bleu lumineux, tout est rouge dans la première cour, les murs des temples, les toits des pagodes, et les montagnes autour. Seules détonnent les pelouses, pelées et jaunies par le soleil. La deuxième cour est une symphonie de beiges, beiges les deux stupas qui se font face, le sol de brique, les portiques. À l’intérieur des édifices, une vieille fresque aux Dix Mille Bouddhas, un plafond à caissons, des claustras de bois sombre, des colonnes recouvertes de soieries rose bonbon et de banderoles jaunes. Un lama nous escorte, déverrouillant les portes et refermant derrière nous. Quatre autres moines papotent à l’ombre. Ce monastère est tenu par des Bonnets jaunes. Tout est calme et tranquille. Pas un pèlerin, à part nous. À la fin de la visite, le moine porteur de clés nous réclame cinquante yuans pour les photos que Christian a prises dans les cours ! Par Se Sheng interposé, nous lui faisons savoir que nous ne trouvons pas cela correct. D’abord, il aurait dû nous prévenir, ensuite c’est hors de prix, du vol ! Après bien des palabres, nous transigeons à vingt yuans, ce qui est déjà bien trop, car je suis persuadée que ce lama se met les sous dans sa poche, et qu’une réclamation auprès de son chef nous donnerait raison. Comme dit Christian, sur dix moines, il y a un voleur et quatre glandeurs, pas mal !

Notre pause déjeuner a lieu au premier étage d’un restaurant qui affiche complet pour toutes les autres tables. La surface est divisée en boxes, masqués par des tentures. Au bout du couloir, j’aperçois une grande salle qui abrite un banquet : quinze personnes sont assises sur de petits tabourets, devant une table laquée rouge très basse, et devant chaque convive, sont placés des petits verres de porcelaine blanche pour l’alcool de riz. Christian montre au chauffeur qu’il sait compter sur ses doigts en chinois jusqu’à dix, ce qui n’est pas si simple. Le chauffeur rit et compte en anglais jusqu’à cinq. Nous applaudissons. Se Sheng se met de la partie, et nous sort les phrases qu’il connaît déjà en français : " Comment allez-vous ? Bonsoir. Pas de quoi. Merci ". Bravo ! Nos amis avalent, tout en causant, une quantité pharamineuse de nourriture, ce qui ne les empêche pas de laisser les plats à moitié pleins. Je rappelle à Se Sheng ce que je lui ai dit, il y a deux ans. Lorsque j’étais petite, et que je ne finissais pas ce que j’avais dans mon assiette, ma mère me disait : " Pense aux millions de petits Chinois qui meurent de faim ". Et aujourd’hui, c’est eux qui en laissent dans leurs assiettes ! Cela le fait beaucoup rire.

Nous repartons sur une voie encombrée, car nous avons rejoint la grand-route. Les poids lourds sont nombreux, et leur conduite est pour le moins aventureuse. Les bandes jaunes sont franchies allègrement, ils ne se rangent pas lorsqu’on veut les doubler, et leurs cargaisons nous paraissent bien mal arrimées. D’ailleurs, nous tombons, au détour d’un virage, sur une caisse de bière qui a chuté sur la chaussée, du coup couverte de tessons. Autre raison d’être un peu tendus : c’est la saison où les apiculteurs déplacent leurs ruches, afin d’offrir à leurs abeilles de nouveaux pâturages. Cela nous vaut de doubler à plusieurs reprises (dont l’une à un péage) des camions d’où s’échappent des nuées d’insectes piqueurs. Se Sheng prend vite le rythme, et remonte les vitres à une allure record.

Nous nous accordons un moment de bonheur, en dégustant des melons sur le bord de la route, sous l’ombre agréablement ventilée d’un marchand de pastèques. Nous comparons les saveurs du melon d’eau vert clair strié de vert foncé, et celle de la " tulipe ", couleur jaune orangé, très juteuse. Plein d’attentions, le marchand nous apporte une bassine d’eau pour que nous puissions nous laver les mains. Deux Chinois prennent ensuite notre place sur les petits bancs et, voyant que nous n’avons pas testé les pastèques, nous en proposent une tranche. Merci, sans façon.

Notre arrivée sur Lanzhou se fait par une sorte d’autoroute, sur laquelle un balayeur fait gaillardement son travail, sur la file de gauche, tournant le dos aux voitures, confiant probablement dans la couleur orange vif fluo de sa veste. Je lui souhaite mentalement bonne chance.

Lanzhou, trois millions d’habitants. La circulation est ahurissante. Se Sheng nous a logés dans un grand hôtel neuf près de la gare, d’où nous partirons en train dimanche soir. Nous sommes au dix-neuvième étage. C’est propre. La bouilloire est là. Les tatanes fournies par l’hôtel aussi.

Nous allons dîner dans un restaurant réputé pour ses raviolis, où S.S. a réservé une table. La salle est comble et l’ambiance très animée. Les gens d’ici crachent encore par terre et avalent leurs nouilles avec de longs bruits de succion, mais ils sont gais et font la fête. Derrière nous, une bande de jeunes aligne les verres d’alcool de riz. Ils jouent à un jeu très populaire ici, connu également chez nous (mais ce sont les enfants qui, en France, y jouent !). Avec la main, vous faites le signe de la pierre, poing fermé, du ciseau, deux doigts entrouverts, ou de la feuille de papier, main écartée. La pierre écrase le ciseau, mais est enveloppée par la feuille de papier, le ciseau coupe la feuille, mais est écrasé par la pierre, bref, chaque joueur a une chance sur trois de gagner. Les Chinois adorent, et chaque geste est scandé par les " Un, deux, trois " des joueurs, puis accompagné d’un cri genre bansaï de la part du gagnant, suivi des rires de l’assistance qui se gausse du perdant ... qui doit offrir sa tournée. On comprend pourquoi l’atmosphère s’échauffe de plus en plus. Quel boucan ! La cuisine fait une avancée dans la salle, heureusement isolée par des vitres (il a l’air d’y faire une chaleur torride). Se Sheng nous détaille la carte : nous pouvons commander les raviolis bouillis, à l’étuvée, ou frits, fourrés de poulet, de porc, de mouton, de légumes etc ... Pour moi, ce sera des raviolis frits au poulet. Mais ce soir, pas de poulet ! Tête consternée de S.S qui perd la face et me voit déçue - " No matter " lui dis-je, " je prendrai des raviolis frits au porc ". Hélas, ce soir, il n’y a que des raviolis bouillis ou à la vapeur. S.S. est désespéré, et pas content. Il réclame. Arrive le chef de rang. Sur le menu, dit S.S., c’est écrit : raviolis frits. Et il avait vanté ce plat à ses amis occidentaux. Les palabres durent, gentiment et avec force sourires de part et d’autre. Et pour nous être agréable, c’est d’accord, il fera pour moi les raviolis frits. Les " Merci, merci " pleuvent de notre part. Mais mes raviolis tardent à venir ! Le chef de rang nous explique que c’est plus long, car les raviolis sont frits à la poêle, un moment sur un côté, puis un autre moment sur l’autre. Enfin ils arrivent et c’est très bon. C’est alors l’addition qui tarde à venir, et Christian explique à Se Sheng, qui répercute illico sur le chauffeur, qu’il faut la faire frire un moment sur un côté, puis un autre moment sur l’autre. Éclat de rire général ! Notre repas s’est terminé par une pastèque, offerte gracieusement par la direction aux honorables étrangers que nous sommes. Mais comme nous avons prévu de revenir ici demain soir, Christian subodore que nous ferons alors partie des habitués et serons privés de pastèque. Nous verrons.

Nous ne gagnons pas notre chambre tout de suite, car nous avons envie de faire une petite ballade. Dès la fin de la limite de l’hôtel, c’est la zone ! Les trottoirs sont en terre battue, les trous abondent, les flaques d’eau et les ordures aussi. Il n’y a pas d’éclairage public, mais cela ne décourage pas les petits marchands. Sur un tissu d’un mètre carré posé à même le sol, ils ont disposé des ceintures, des semelles, des éventails, et, chose plus étonnante, des slips bleus, jaunes ou rouges, d’une taille démesurée (alors que Chinois et Chinoises sont généralement minces). Une femme s’attarde devant un étal, pour faire son choix, dans le noir, parmi un lot de chaussures noires. Je me demande comment elle parvient à trouver la paire ad hoc. Les petits stands à bouffe ont fleuri et débitent des brochettes de rognons, de foie, des nouilles, des pieds de porc etc ... Nous nous attardons devant une pharmacie qui affiche de grands panneaux agrémentés de photos très réalistes (et plutôt écœurantes) montrant les ravages causés par les maladies sexuellement transmissibles, avec zoom sur des chancres de la face, du sexe etc ... beurk ! Les passants regardent et commentent.

Des coiffeuses, devenues pour le soir péripatéticiennes selon une tradition chinoise bien connue, font signe à Chistian d’approcher. Il me montre du doigt pour signifier qu’il est déjà en mains. Il ne perd rien, elles sont moches (" et vulgaires " rajoute Christian qui connaît mes goûts). Nous nous enhardissons à traverser la rue, ce qui n’est pas facile, car les règles de circulation et de priorité nous échappent, la chaussée est large, et la traverser exige un certain temps. Je me colle prudemment à une petite famille qui a l’air de connaître la manière de faire. La mère rit et me prend par la main. En fait, j’ai eu tort d’avoir peur, car les voitures se seraient sûrement arrêtées pour me laisser passer : je vois en effet derrière moi un cul-de-jatte se hisser péniblement sur une planche à roulettes qui encombre la chaussée, et démarrer ensuite en poussant avec ses mains, pour traverser sans dommage.

De retour à notre chambre, Christian remet le réveil de l’hôtel à l’heure. Il l’avait déjà fait avant de sortir, mais pour économiser l’électricité, vous devez mettre, pendant que vous êtes dans votre chambre, votre clé/carte magnétique dans une fente, près de la porte. Alors l’électricité fonctionne. Lorsque vous partez, vous prenez votre carte, of course, et toute l’alimentation électrique est coupée, donc le réveil est débranché ! Pratique !

 

JEUDI 3 AOUT — LANZHOU

 

Programme du jour : les grottes de Binglingsi. Deux heures de voiture et trois heures de bateau. Le petit-déjeuner est de style spartiate, pas de café ni de jus d’orange. Heureusement, nous avons nos sachets de nescafé !

Nous faisons la queue à la station d’essence, dans la cohue, car les Chinois ignorent la discipline et sont incapables d’attendre leur tour. C’est à qui déboîtera pour passer avant l’autre ! Nous traversons la ville. Sur l’esplanade qui surplombe le fleuve, de vieilles gens font leur taïchi matinal. À côté, un groupe manie l’épée sur un air de musique syncopée. Nous doublons un enterrement. La famille est groupée à l’arrière du camion funéraire, vêtue de blanc, le front ceint du bandeau de deuil. On incinère en ville, on enterre à la campagne. Ô mani, ô mani ô... C’est reparti, et nous chantonnons tous les quatre gaiement. Nous traversons une gorge encaissée. Nous sommes passés de mille cinq cents mètres, altitude de Lanzhou, à deux mille quatre cents mètres. Sur le bord de la route, je distingue un homme allongé dans le fossé. Étrange, est-il mort ou dort-il ? Il n’y a pas un village à la ronde. Je le reverrai au retour, marchant le long du chemin. Donc, il est vivant. Mais quelle allure ! On dirait un gourou indien : sale, les vêtements en lambeaux, des cheveux longs hirsutes qui ont doublé d’épaisseur tant ils ont accumulé de poussière.

Nous voici au pied du barrage de Liujiaxia, construit dans une gorge d’une soixantaine de mètres de large où coule le fleuve Jaune, point de départ de notre trajet en bateau. Mais le niveau de l’eau est trop bas pour permettre la navigation du gros bâtiment pour touristes qui devait nous mener aux grottes. Cela nous coûtera deux cents francs de plus pour emprunter un petit bateau qui fera par contre le trajet en une heure. De toute manière, nous n’avons pas le choix. Le canot est couvert, heureusement muni de fenêtres qui coulissent pour qu’on puisse avoir de l’air, et nous avons pris du mercalm. Nous démarrons comme une fusée sur un lac limoneux bordé de collines à pic. Puis le lac s’évase, l’eau devient plus claire, et des cultures en terrasses apparaissent, rayures vertes sur fond beige. Nous sommes parfois croisés, ou doublés, par des vedettes plus rapides dont les remous font osciller notre petit bateau. Je vois Se Sheng, assis devant moi, et qui prenait des notes dans son cahier de voyage, prendre un air inquiet et devenir verdâtre. Je lui conseille d’arrêter d’écrire et de fixer son regard sur la terre ferme, au-dehors. Il reprend des couleurs ! Le lac se resserre et l’eau redevient brune. Les montagnes sont ravinées, pelées et déchiquetées telles des stalagmites. C’est un fantastique décor noir, bleuté et ocre, impressionnant et sauvage.

L’arrivée au pied des grottes de Binglinsi est épique. Pas de débarcadère : il faut passer d’une barque à l’autre et finir par se mouiller les pieds. Des enfants nous assaillent, cherchant à nous vendre leurs cochonneries pour touristes. Une petite fille m’escorte, me proposant des cailloux cueillis dans le lac. Je décline en souriant. Tenace, elle reste à mes côtés et, du doigt, me montre l’un après l’autre les pics pointus qui nous environnent en articulant leur nom. Elle répète, et le geste et le nom. J’ai compris, je répète (comme je peux) le nom du pic. Si j’ai bien prononcé le mot, elle me dit OK et passe au suivant. Si elle n’est pas satisfaite, elle insiste et répète en articulant bien, et moi derrière idem, en m’appliquant un peu plus car sinon, je ne suis pas sortie de l’auberge ! Avant d’accéder aux grottes, je vais aux pipi-rooms. Schéma connu, dix petits emplacements séparés par des murets de cinquante centimètres de haut. À la sortie, un vieux monsieur que je n’avais pas vu me tend la main. Dix yuans. Je les donne, mais, vraiment, c’est hors de prix. Je comprendrai au retour, car j’y retournerai avant de prendre le bateau. Le monsieur me reprend dix yuans, mais m’indique une porte que je n’avais pas remarqué : " Foreigners ", les pipi-rooms pour étrangers, avec une vraie porte d’isolation (qui ne ferme pas !), un lavabo, une chasse d’eau. Allez, cela vaut bien dix yuans.

Les grottes de Binglingsi, grottes des Dix Mille Bouddhas, forment un ensemble monastique rupestre qui s’étire sur l’un des bords du fleuve Jaune. Les falaises blanches sont trouées de cavités naturelles dans lesquelles les artistes ont sculpté leurs œuvres à même la roche poreuse. Cent quatre-vingt-trois grottes renferment six cent quatre-vingt-quatorze statues et de nombreuses fresques. Elles apparaissent ainsi à fleur d’extérieur, et nous passons devant, sur des balcons de bois. Belles, petites à l’exception d’une immense statue de Bouddha assis de trente mètres de haut creusée dans la roche, elles sont malheureusement gâchées par leur numéro d’attribution, peint en gros caractères noirs au-dessus, et par de vilains volets de bois de protection. De plus, beaucoup d’entre elles sont fermées, et nous sommes un peu déçus. Les photos sont interdites, mais Christian, que rien n’arrête, en prend quelques-unes avec son appareil miniature APS.

À ma deuxième halte pipi, je tombe sur une Française et nous nous gardons mutuellement la porte, tout en bavardant. Elle fait partie d’un groupe de trente-six touristes qui voyagent avec dix sept camping cars grâce à une organisation " La Route de la Soie ". Ils sont partis de France, ont traversé l’Europe centrale, la Russie, et sont en Chine depuis juin, puis rentreront par l’Inde. Quand ils roulent, ils communiquent entre eux par talkie-walkie. Ils déjeunent au restaurant, mais se font leur tambouille le soir, car ils sont un peu lassés de la cuisine épicée et des brochettes. Ils sont en général accueillis par les écoles qui mettent leur cour de récréation à leur disposition pour la nuit. Dans le désert de Gobi ( " Cétait long, dit-elle, c’était long " !), ils ont dormi en plein air, mettant leur camping cars en rond, comme dans les westerns ! Je dis Chapeau. À part une jeune femme d’une trentaine d’années qui m’a l’air d’être la meneuse, ce sont des gens du troisième âge. L’homme le plus vieux a soixante dix-huit ans, et la femme la plus âgée, mon amie en l’occurrence, en a soixante-seize. Re-chapeau. Je lui fais part de mon admiration. " Oh, cela va, c’est un beau voyage ". " Ce qui est un peu dur, ajoute-t-elle, c’est la chaleur. Nous avons eu 42° à Turfan, et nos véhicules ne sont pas climatisés " !

Nous reprenons notre vedette, et repassons par le même paysage et ses splendeurs désolées. Au barrage, nous décidons de faire la pause déjeuner avant de reprendre la route. Le chauffeur (qui mange comme un ogre) voudrait nous emmener dans un restaurant intérieur, mais je repère, sur une terrasse en surplomb du lac, une table de bois clair laqué et ses quatre fauteuils. Placée sous un auvent et agréablement ventilée, elle nous tend les bras. Nous insistons pour manger ici, et nos amis cèdent de bonne grâce. Se Sheng, qui a quelques difficultés avec le dialecte d’ici, est obligé d’écrire sa commande pour être sûr d’être bien compris. Ce qui n’empêchera pas qu’au lieu des haricots verts demandés, nous voyons arriver des petits pois !

En arrivant à Lanzhou, nous passons direct au musée, juste à temps, car il est quatre heures et demie. Un groupe de touristes chinois s’y engouffre. Nous nous mêlons à eux discrètement (mais des " longs nez " sont facilement repérables !) et arrivons à la première salle. Cela ne loupe pas ! La préposée nous a vus, et Se Sheng part chercher des billets pendant que nous commençons à regarder les pièces de la première salle. Notre ami revient : c’est quatre-vingts francs pour nous deux, hors de prix, et ce que nous voyons ne nous emballe pas. Nous ressortons, laissant une employée furieuse que nous ayons vu la première salle gratis.

Excellent repas dans notre restaurant spécialiste des raviolis, où Se Sheng a pris la précaution de commander, à l’avance, des raviolis frits pour moi. L’ambiance est toujours aussi bruyante, et les " Un, deux, trois " du jeu d’hier fusent de toutes parts. Comme Christian l’avait prévu, nous n’avons pas droit aux pastèques de bienvenue, mais goûtons une infusion de fleurs de chrysanthème qui n’a rien d’enthousiasmant. Christian se fait prendre en photo par mes soins devant la porte, entouré des trois hôtesses aux jupes fendues haut sur la cuisse.

Près de la gare, des bus prêts à partir font le plein de leurs voyageurs. Ils vont rouler de nuit et sont équipés en couchettes, qui se superposent sur deux niveaux et font un peu sardines en boites.

VENDREDI 4 AOUT — LANZHOU / XIHAE

 

Départ à huit heurs trente au lieu des huit heures prévues : notre Se Sheng a eu une panne d’oreiller car son dîner d’hier est mal passé. Nous l’excusons. Nous passons devant une mosquée à la coupole bleue, hideuse. Se Sheng la compare à la mosquée Sainte Sophie d’Istanbul (qu’il n’a pas vue " en vrai "). Nous n’osons pas le détromper ! Il nous faut une demi-heure pour quitter la ville, tant la circulation est dense. Bus, trolleys, taxis, voitures, camions, vélos, tous klaxonnent et font queue-de-poisson sur queue-de-poisson.

Nous franchissons un long tunnel à péage, et roulons au milieu de collines sèches et poudreuses. Je vois nos deux amis mettre soudainement leur ceinture de sécurité, et comprends : la police effectue un contrôle devant nous, et l’absence de ceinture vous coûte trois cents yuans ! Les bourgades se succèdent, avec leurs petits marchés, leurs bosquets de roses trémières, et leur cimetière de pierres tombales. Les contrôles de police aussi, car les camions ont la fâcheuse tendance de charger au maximum leur cargaison, ce qui veut dire caisses tombées sur la chaussée, ou même, véhicules renversés. C’est un contrôle à vue, qui doit permettre certains arrangements avec le ciel ! À intervalles réguliers, je remarque de grands panneaux ornés d’inscriptions géantes et de dessins naïfs prônant la limitation des naissances.

Nous entrons dans une région à majorité islamique, région autonome dont le gouverneur est musulman. Les hommes portent une calotte de coton ajouré blanc, et les femmes, un voile de chenille noir ou marron. Christian évoque notre guidouillesse du Yunnan, musulmane et peu sympathique. - " Évidemment, dit Se Sheng, les seuls bons guides, ce sont les guides mécréants, comme moi ". La campagne est riche en cultures. Sur une aire de battage, des enfants se roulent dans les blés, sous l’œil bienveillant d’un petit vieux chargé de les surveiller, et qui doit se dire " Autant de travail en moins pour les adultes ". Christian et Se Sheng discutent des méritent respectifs des belles voitures. " De toute manière, conclut S.S., dans trente ans, j’aurai toujours mon vélo ! "

Nous déjeunons à Linxia, grande ville où les musulmans dominent. Une table avec parasol nous accueille sur la terrasse, au deuxième étage. Palabres pour commander le menu, pas de porc ici, et nos amis ont acheté sur le petit marché voisin, des tulipes délicieusement juteuses. Nous regardons la place en contrebas. Des stands de bouffe, aux grandes cuvettes recouvertes de gaze contre les mouches, proposent une nourriture à manger sur place, ou à emporter. La température est idyllique, peut-être 25°. Des arbres, monte un concert de grillons. C’est vendredi, et le muezzin de la mosquée voisine, à entrée style chinois, appelle à la prière. Trois lamas en robes rouges et brunes s’attablent à une table pour déjeuner. Ils doivent être en voyage, car en temps normal, il leur faut mendier leur nourriture tôt le matin et avant-midi. Quatre Tibétains assez crades (ils sentent le mouton) viennent s’installer à la table d’à côté. Se Sheng nous susurre qu’ils doivent prendre un bain à tout casser une fois par an. Ils ont de gros colliers d’ambre autour du cou, et, à la ceinture, un poignard dont le fourreau est incrusté de grosses pierres orange. Ils ont la peau très sombre, l’air très fruste, et semblent ne pas comprendre très bien le chinois. Nous déjeunons de brochettes de mouton et de mange-tout.

En sortant du restaurant, nous allons faire quelques courses à la droguerie-pharmacie voisine : de l’aspirine (je montre au pharmacien mon tube d’Upsa) et de la vitamine C pour le rhume de Christian, qui, histoire de varier la musique dans la voiture, offre au chauffeur une radiocassette. Il en choisit deux, mais au prix qu’elles coûtent, c’est faisable.

Nous reprenons la route. Nous franchissons une grande porte qui sépare le pays des Hui du pays des Tibétains, flanquée d’un stupa blanc sale. Car bien qu’en Chine, nous sommes ici en territoire tibétain, semblable par ses paysages, sa population et ses coutumes, au Tibet voisin, devenu région autonome. Nous sommes à une altitude de deux mille cinq cents mètres, et croisons des troupeaux de yaks bruns et noirs, et des femmes tibétaines, coiffées de leurs longues nattes attachées ensemble au niveau des reins, habillées d’une longue jupe noire et d’un tablier bleu vif, les oreilles parées de turquoise. Les maisons sont en pisé, les auvents en bois sculpté.

Nous arrivons sur Labrang, le monastère de Xihae, et les toits de ses multiples temples, pointant derrière les maisons basses de pisé beige du village tibétain. L’hôtel Labrang se trouve au-delà du village. Il comporte une partie moderne, laide mais confortable, et une partie ancienne, beaucoup plus jolie ... mais sans fenêtre et aux installations sanitaires rudimentaires. Au moins, dans notre chambre, avons-nous une fenêtre et la vue sur le torrent, une salle de bain et des draps propres. La chasse d’eau ne marche pas. Je cours après la soubrette, et la ramène par la main à la chambre, pour lui montrer le problème. Elle part dare-dare, revient avec deux plombiers armés de tenailles, et le mal est réparé.

Nous prenons une petite laine et décidons de faire une reconnaissance du village en prenant une moto-pousse. Mais nos amis n’ont pas confiance dans ce mode de locomotion et préfèrent nous emmener en voiture voir les pâturages de yaks. Nous montons à trois mille mètres par une route difficile, dominée par des montagnes qui s’emboîtent les unes dans les autres. Nous laissons la voiture et partons à pied à travers une vaste prairie avec Se Sheng. Au loin, une grande tente brune, des yaks qui paissent gardés par deux gros chiens, une femme en train de traire son lait, et un gamin qui s’approche. Bien sûr, il est sale et a le nez qui coule : le Tibet n’a pas changé ! Chistian lui offre deux ballons à gonfler et un stylo-bille rouge. Il est ravi et commence illico à souffler dans un des ballons ... qui s’envole et va se poser sur l’herbe, où il reste. Chistian et moi nous regardons et décidons que ce cadeau n’est plus à refaire, sous peine de pollution par des caoutchoucs bleus ou rouges, d’un paysage encore champêtre. Nous nous approchons de la tente. La femme vient à notre rencontre, jeune et jolie, mais, comme son fils, très sale de figure, les cheveux hirsutes difficilement disciplinés en deux tresses, un collier de grosses pierres d’ambre autour du cou, et, à la taille, une ceinture de pièces d’argent. Elle nous sourit et nous fait signe d’entrer, insistant, par gestes, pour que nous prenions place sur le tapis de peaux de yak qui recouvre la moitié de l’espace. Nous obéissons, nous asseyons et la regardons faire. Mais oui, c’est bien sûr, elle nous prépare de la tsampa ! Beurk ! Elle attise le feu de bois placé au milieu de la tente, juste en dessous d’une grande échancrure pratiquée dans le toit de tissu laineux. Elle verse dans une petite bassine noircie de suie ... qu’elle essuie d’abord (attention méritoire) avec un vieux chiffon crasseux, de l’eau qu’elle met à bouillir, y rajoute un peu du lait qu’elle vient de traire, un gros morceau de beurre de yak et de la farine, et touille le tout avec une cuillère de fer blanc, préalablement astiquée avec le même chiffon. Et nous voilà tous les trois avec, devant nous, chacun un gros bol de tsampa bien gluante, pâte semi-liquide chaude et un peu grumeleuse, grasse et écœurante. Pas vraiment emballant ! Christian et moi nous partageons un bol pour donner hypocritement l’autre au chauffeur qui vient de nous rejoindre. Nous nous forçons à avaler deux ou trois gorgées de cette bouillasse fadasse, tandis que Se Sheng multiplie les " My God ", tout en regardant d’un air consterné le contenu de son bol. Je l’incite avec sadisme à en prendre un peu, lui rappelant que nous-mêmes, dans son pays, prenons sur nous pour goûter des nourritures bien différentes de nos habitudes culinaires. Il s’exécute, trempe ses lèvres, et sourit à la femme avec un air de contentement totalement factice. Le fourbe ! Il finit par me dire que, oui, s’il crevait de faim, il l’avalerait, mais là, vraiment ... Il se sent comme dans un pays étranger, incapable de communiquer avec la femme qui ne parle que le tibétain, et totalement désorienté par cette cuisine. Quant au chauffeur, il ne fait même pas l’effort de faire semblant d’y goûter !

Nous dînons le soir dans un restaurant que connaît le chauffeur. Dans une pièce voisine, un banquet se déroule, et nous voyons les convives, ivres plus qu’à moitié, faire des va-et-vient entre les toilettes et leurs sièges. Les serveuses sont affalées sur un grand canapé placé devant le bar, attendant qu’on fasse appel à elles. On nous apporte de minuscules brochettes de mouton, que je peux cuire un peu plus au-dessus des flammes d’un bol rempli d’alcool à brûler. En cadeau de bienvenu, et à la fin du repas comme il se doit, nous avons droit à une soupe délicieuse.

SAMEDI 5 AOUT — XIHAE

 

À six heures, nous sommes réveillés par une soubrette tapant avec un marteau sur les conduites d’eau du couloir, apparemment défectueuses.

Nous faisons aujourd’hui la visite du monastère de Labrang, intégrés à un groupe de touristes chinois, car la présence d’un lama-guide est obligatoire. Il hurle dans son haut-parleur, et Se Sheng essaie de traduire en nous susurrant l’essentiel de ses propos à l’oreille. Dans la première chapelle, trône une grande photo de l’actuel Dalaï Lama (le vrai). C’est la seule photo de lui que nous verrons dans cette région. La façade du deuxième temple est ocre, les fenêtres cernées de noir ont des petits auvents de tissu plissé blanc. Pour y pénétrer, nous passons sous la traditionnelle porte tibétaine, drapée de tentures noires et surmontée d’une large banderole plissée blanche aux longues zébrures. Nous admirons les niches des mille Bouddhas creusées dans les murs. Voilà qu’un téléphone portable se met à sonner parmi les touristes. - " Allo Bouddha, êtes-vous là " nous murmure Se Sheng. Difficile de ne pas rire !

Le temple suivant est doté d’une superbe cour entourée d’une galerie à colonnes de bois. C’est l’institut de philosophie. La salle à doubles colonnes est un festival de couleurs. Fresques aux murs, rangées de coussins recouverts de tapis bariolés, colonnes drapées de soie aux pompons de mille couleurs, poutres rouge sombre, longues écharpes de voile qui pendent du plafond à caissons, jaunes, blanches, bleues et vertes. Au milieu de la salle, la place du maître. Mille cinq cents lamas étaient à l’origine accueillis ici, mais aujourd’hui, leur nombre a diminué et ils sont mille à étudier.

En changeant de temple, voilà que nous perdons notre groupe et notre lama hurleur, et continuons avec un autre. Nous voilà dans le temple musée et ses statues de beurre de yak conservées dans une vitrine réfrigérée, ce qui n’empêche pas certaines de fondre et de se casser la figure. La salle de conférence est immense : vingt-quatre rangées de colonnes dans un sens, quatorze dans l’autre, deux déambulatoires. Tout est recouvert de soieries et de tankas. Les fresques reproduisent des lamas en bonnets jaunes.

Notre guide nous rend notre liberté et nous en profitons pour flâner encore un peu dans les ruelles. Entre chaque temple, nous croisons tout plein de lamas. Lama priant, couché- debout-couché-debout. De temps en temps, il regarde autour de lui et s’accorde une petite pause en riant avec les lamas qui passent. Lama contemplant les touristes en se curant le nez. Lama curieux, qui vient regarder ce que j’écris, et touche le gri-gri sénégalais que je porte autour du cou. Lama artiste, reproduisant à l’aquarelle le temple qu’il a devant lui, aux tentures extérieures ornées de biches, ces mêmes biches en or trônant sur le faîte. Lamas jeunes enlevant leur bonnet de peluche jaune pour saluer les lamas vieux. Lamas guides entourés de leurs touristes. Lamas en robe rouge, lamas en robe violette, en robe brune ... Assis sur un muret face au temple de philosophie, nous assistons au ballet des lamas arrivant pour l’étude. Tous ont une robe d’un rouge varié, tirant parfois sur le rose ou le violet, une cape dans des tons similaires, et de grands bonnets jaunes en forme de corne d’abondance ornée sur la crête d’une haute frange de peluche. Les jeunes sont groupés à l’entrée pour accueillir les vieux lamas qu’ils saluent avec déférence. Et les moines arrivent par paquets, leurs capes flottant comme des ailes, pareils à des vols successifs d’hirondelles. Tous enlèvent leurs bottes de velours noir avant de pénétrer dans la salle. Ils nous sourient, certains s’amusent à se donner des coups de pied au derrière pour entrer plus vite. Des sons de trompe retentissent à l’intérieur, le cours commence. Un jeune arrive à la bourre en courant. Par la porte entrebâillée, nous voyons les étudiants assis en rangées successives, grignotant des trucs à manger placés devant eux, et répondant aux questions d’un lama qui déambule dans chaque rangée. Ils l’agrippent par la robe pour attirer son attention, et lorsque l’un d’entre eux donne une mauvaise réponse, la salle tout entière éclate de rire, un rire qui se propage à travers les colonnes jusqu’à nous.

Nous faisons le tour du monastère par les chemins extérieurs, comme les pèlerins. Ils tournent toujours dans le même sens, parfois en pratiquant le debout-couché (et le sol est poudreux !) et en faisant tourner les moulins à prières.

Nous allons déjeuner avec nos amis. Le chauffeur est malade : il pense qu’il y a quelque chose, dans ce qu’il a mangé hier, qui n’est pas passé. Je soupçonne le piment, dont nos amis arrosent très largement tous leurs plats. Alors aujourd’hui, il va nous regarder manger, tout en sirotant ses verres d’eau chaude. Même pas du thé, non, de l’eau chaude. Quel régime ! Nous sommes installés dans une grande salle de huit tables rondes de dix couverts chacune, laissant un espace libre au centre de la pièce pour danser, éclairé par une boule à tango. Dans un coin, une télévision marche à fond la caisse, que les serveuses regardent en attendant de servir. Les murs suintent l’humidité et les plafonds laissent apparaître d’énormes tâches de moisissure. C’est franchement laid, pour ne pas dire sordide !

Nous sortons nous promener le long des échoppes, dans l’air froid de ce début d’après-midi. Ici, il fait moins dix degrés l’hiver, et les moines gardent la même tenue : une casaque sans manches en satin moiré rouge, bordée aux emmanchures et au col d’une bande bordeaux, une jupe longue marron ou rouge foncé et une cape rouge fushia, souvent plissée, qui recouvre une épaule mais laisse nu l’autre bras. Quand il fait très froid, ils posent par-dessus une houppelande de tissu vert foncé ou noir, doublée de peaux de mouton. Aux pieds, des bottes de velours noir, mais les jeunes arborent de plus en plus les reebocks internationales.

Beaucoup de gamins mendient. Un gosse sale comme un peigne s’accroche à la jambe de Christian qui, écœuré, se demande s’il ne s’est pas essuyé le nez sur son pantalon ! Des culs de jatte se déplacent au ras du sol, prenant appui de leurs deux mains sur des fers à repasser. Nous prenons une bière à une terrasse qui surplombe la rue et son ballet de lamas promeneurs, bientôt rejoints par des moines qui viennent se faire une petite pause télé. Le vent se met à souffler, l’air se rafraîchit, un bonze hâte le pas, la tête et le bas du visage emmitouflés dans un revers de sa cape. Et Christian, sentencieux : - " Un moine qui a froid, c’est une fatma. "

Nous refaisons, pour le plaisir, le tour du monastère, puis portons nos pas vers un temple situé un peu à l’écart. Sous le déambulatoire, les pèlerins s’activent et les moulins à prières de laiton tournent sans répit. Du haut du toit où nous grimpons, au niveau de la grosse coupole dorée, nous jouissons à n’en plus finir de la vue magnifique qui s’étend à nos pieds : Labrang, qui étage sur la colline ses façades de crépi brun, ses fenêtres bordées de noir, et ses toits dorés.

Nous rentrons en moto taxi : un scooter, et une remorque à quatre places. C’est sympa. Le teuf-teuf ne va pas vite, et nous avons tout notre temps pour admirer le paysage, les champs de blé, les arbres au loin, et les premiers murs de pisé du village tibétain. Un faisan passe en piétant devant notre véhicule poussif. Un aigle plane au-dessus de nous.

À l’hôtel, et bien qu’il n’y ait pas d’eau chaude (ce n’est pas l’heure : de huit heures trente à dix heures), je lave mes pieds qui ont généreusement accroché toute la poussière et la saleté de Labrang, nettoie mes chaussures, et parachève mon travail en me repassant une couche de vernis sur les ongles. Je tiens à ce qu’ils soient impeccables, car les jeunes Chinoises n’arrêtent pas de regarder mes sandales, qui, je le suppose, doivent avoir un petit air de Paris.

À dix-neuf heures, nous retrouvons nos amis dans le hall. Le chauffeur va un peu mieux, nous dit Se Sheng - " Ma ma hou hou " (couci-couça), puisqu’il a trouvé la force de laver la voiture. Et Se Sheng, de mimer son compagnon d’infortune, la mine beurkée, une main sur l’estomac, et l’autre maniant un chiffon imaginaire. Nous pouvons rire, puisqu’il va " ma ma hou hou ", un peu mieux qu’hier, et moins bien que demain. Le restaurant ne respire pas la classe. La seule table libre se trouve au fond, près des cuisines, et pour la rejoindre, nous passons entre les tables, prenant garde à ne pas glisser sur les déchets de toutes sortes jetés par terre par les convives. Ô Chine, tout n’a pas changé chez toi ! J’évite de regarder ce qui se passe dans la cuisine en face de moi, de peur d’avoir l’appétit coupé. Nous commandons des haricots verts, des frites et des brochettes sans chili. Une heure se passe et nous attendons toujours. Se Sheng va deux fois aux nouvelles en cuisine. Enfin nos plats arrivent. Catastrophe ! Les brochettes sont assaisonnées de chili et immangeables pour nous. Nous nous rabattons sur les légumes. Quant au chauffeur, il prolonge sa diète, se contentant d’un énorme plat de nouilles, pas de bière, pas de thé, mais picorant quand même dans le plat de frites commun.

Retour à l’hôtel. Christian se rase avec l’eau chaude de la bouilloire, dont nous remplissons deux grands verres pour nous laver les dents demain matin. La journée de demain, puis la nuit et la journée suivante seront rudes car :

      • demain, nous avons au moins cinq heures de route pour rejoindre Lanzhou où nous dînerons, puis prendrons le train de vingt et une heures.
      • la nuit se fera dans le train. En couchettes molles certes, mais nous serons quatre par compartiment, et j’appréhende de le partager avec des Chinois. Ils bouffent trop mal. Et puis, les couchettes seront-elles propres ? Il paraît qu’on nous fournit les draps, mais dans quel état ? J’ai par prudence emporté avec moi un sac à viande, mais ce sur quoi je vais l’étendre, sera-t-il propre ? Et les pipi-rooms, j’ai lu que la préposée les fermait longtemps avant et après les arrêts en gare. Alors en cas d’urgence ?
      • puis le lendemain matin, nous aurons quatre cents kilomètres à parcourir pour gagner Dunhuang. Dur dur !

 

DIMANCHE 6 AOUT — XIHAE / LANXIA / LANZHOU

 

Nous levons l’ancre à huit heures et demie. Le chauffeur a recouvré sa santé et son sourire. Heureusement pour lui, car le lendemain, il va, lui aussi, à Dunhuang, mais par la route. Mille deux cents kilomètres de routes chinoises en deux jours ! Nous roulons entre des collines dévastées par les coupes de bois sauvages. Des contrôles sont d’ailleurs effectués aujourd’hui auprès des camions remorques, pour s’assurer qu’ils ont bien l’autorisation de coupe ad hoc. Nous traversons des villages dotés, les uns, d’une mosquée (dont le gouvernement et la communauté musulmane se partagent les frais de construction), les autres, d’un temple bouddhique pour lequel l’Etat ajoute sa petite contribution à celle fournit par les fidèles tibétains.

Il est dix heures et nous faisons halte à Linxia, renommée pour la qualité de ses nouilles. Bien sûr nos deux compères ne laissent pas passer l’occasion, et nous les laissons attablés devant leur bol pour nous promener une petite demi-heure, et aller notamment nous fondre dans la foule du marché à bestiaux. Moutons, béliers, vaches et chameaux sont là, objets de l’attention des acheteurs potentiels, tous musulmans facilement reconnaissables à leur calotte de dentelle blanche. Une femme essaie désespérément de faire avancer les deux moutons qu’elle tient par une ficelle. Un homme court après le sien qui a pris la fuite. La fumée des barbecues empuantit l’atmosphère. À côté, se déroule le marché aux pigeons, croulant sous les cages rondes d’osier.

Nous trouvons à Ganghue un restaurant musulman qui nous semble convenable, une fois les verres consciencieusement essuyés par notre chauffeur avec le rouleau de PQ qui nous est fourni en guise de serviettes de papier. Nous accompagnons nos œufs frits-tomates-pommes de terre du dessert acheté sur la route, des fruits appelés " tulipes " en raison de leur forme un peu semblable à celle de la fleur que nous connaissons. Se Sheng a décidé d’augmenter son vocabulaire français et nous demande, en anglais, comment on dit " Mon chéri. Tout va bien, mon chéri ? " phrase qu’il m’entend souvent dire à Christian lorsque je m’enquiers de l’état de son dos. La soubrette arrive avec l’eau chaude pour nos cafés et un énorme morceau de sucre dans l’autre main, qu’elle émiette avec un gros hachoir.

Il pleut quand nous reprenons la route. Des femmes circulent, assises derrière leur mari sur une moto ou un cheval, mais soigneusement enveloppées dans l’épaisse cagoule brune qui leur sert de voile. Nous doublons des bus, prenant bien soin de remonter nos vitres car, des fenêtres, tombent les détritus variés dont les voyageurs ne veulent pas s’encombrer, écorces de cacahouètes, peaux de banane ou de melon. À la sortie d’un tunnel, un bus en panne encombre la chaussée. Tous les occupants sont descendus et " poussent allègrement " comme le veut la chanson.

Arrivés à Lanzhou, nous nous octroyons un moment de détente dans le parc qui longe le fleuve Jaune. Il est en effet trop tôt pour que Se Sheng puisse prendre possession de sa chambre d’hôtel (il ne repart que demain à Guiyang) où nous allons stocker nos bagages avant notre départ en train. C’est la promenade du dimanche, les gens musardent et se font photographier, raides comme des piquets, devant la statue d’une femme couchée allaitant son fils, représentant la mère du fleuve Jaune. Certains sont en costume cravate et gilet. Une Chinoise se promène en bigoudis (faire friser les cheveux d’une Chinoise, gageure !).

Nous récupérons nos billets de train auprès de l’agence OTC, disons adieu au chauffeur, à qui Se Sheng traduit tout le bien qu’on pense de lui, lui laissons deux cent cinquante francs (en dollars) de pourboire, plus un bic de quatre couleurs, petit cadeau de moi. Il a en effet un long trajet à faire demain, et nous n’avons pas besoin de la voiture pour nous rendre à la gare, située à côté de l’hôtel. Se Sheng nous prête sa chambre pour que nous puissions prendre une douche, et va vaquer à ses affaires pendant que nous partons tous les deux repérer un restaurant pas trop loin de l’hôtel. Nous en profitons pour faire une pause bière à une terrasse ombragée en bordure de la chaussée, regardant travailler deux jeunes cireuses de chaussures. Pour éviter de noircir les pieds de leurs clients avec du cirage qui aurait débordé des chaussures, elles enveloppent lesdits pieds dans des sacs de plastique fin. Astucieux, non ? Au milieu de la rue, deux gosses de cinq/six ans sont assis et s’amusent. Tous les bus, les trolleys et les voitures les évitent soigneusement, sans même un coup de klaxon rageur. Etonnant. Nous soupons de nouilles au bœuf, spécialités de Lanzhou, délicieuses " mais chères " nous dit Se Sheng, à qui nous avions dit, heureusement, que nous lui offrions le repas. Nous faisons nos adieux à notre ami, à qui nous remettons sept cents francs de pourboire. Il a la larme à l’œil et promet de nous informer de la date de son mariage pour que nous ayons le temps de lui envoyer un cadeau. Nous sommes émus, car il y a peu de chance que nous revenions en Chine le revoir : c’est notre quatrième voyage dans ce pays, et nous avons envie de découvrir d’autres contrées. Christian lui dit qu’il deviendra sûrement manager et qu’il organisera des voyages aux USA en passant par Paris où nous l’accueillerons chez nous. On se console comme on peut !

La gare est bondée. Arrive l’annonce de notre train. Se Sheng peut nous accompagner jusqu’à notre compartiment, et nous aider ainsi fort opportunément à hisser les valises dans la soute à bagages, placée au-dessus de la porte. Nous nous serrons très fort la main une dernière fois, agitons les bras par la fenêtre, et le perdons de vue pendant que le train s’ébranle. Les deux compartiments voisins sont occupés par un groupe de huit touristes allemands accompagnés d’un guide chinois qui parle heureusement l’anglais et nous aide à passer commande de notre petit-déjeuner de demain matin. Nous avons deux couchettes superposées, les deux autres passagers devant monter à un autre arrêt. Mes appréhensions s’envolent. Sous la fenêtre, la tablette est nappée de dentelle blanche, et un vase de fleurs artificielles de velours rouge délicieusement rococo nous souhaite la bienvenue. Les couchettes sont spacieuses, bordées d’un feston plissé bleu vif, les draps sont immaculés, les oreillers sont pourvus d’une taie de dentelle, et les couettes bleues sont recouvertes d’une housse de propreté d’un blanc éclatant. Les WC sont, aux arrêts, fermés pendant un temps raisonnable, mais pas plus, et chaque wagon dispose d’un cabinet de toilette, pour le lavage de dents et une toilette de chat. Nous avons l’air climatisé, et il est interdit de fumer dans les compartiments et les couloirs, seuls restant accessibles aux fumeurs invétérés les sas séparant les wagons (un couple de Françaises de notre âge, voyageant seules, s’avère être complètement accro à la cigarette, et en est réduit à passer la soirée dans le sas !). Nous nous endormons après avoir passé nos pyjamas et éteint la sono qui répandait dans notre compartiment des décibels incompatibles avec l’idée que nous nous faisons d’une bonne nuit. Nos compagnons de lit, un Chinois et son fils, nous ont rejoint pendant la nuit sans nous réveiller, et sont descendus tout doucement un arrêt avant le nôtre. Je les ai à peine entr’aperçus.

 

 

Suite du récit: Lanzhou-Kashgar-Urumqi

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