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MARDI 15 AOUT URUMSQI / BISHKEK
Lever tranquille à neuf heures, petit-déjeuner, puis direction laéroport. Nous attendons longtemps et la file dattente est interminable. Gu connaît le guide dont le groupe se trouve devant nous. Elle lui explique que Christian a un problème de jambe, et " est-ce que nous pouvons passer avant lui ? " - Oui - Merci. Nous faisons nos adieux à Gu, après avoir échangé compliments, cadeaux et adresses (elle a un E-Mail), Nous attendons devant la salle dembarquement. Une boutique étale sur son comptoir tout un lot de poupées. Montées sur piles, blondes comme des Barbies, certaines se dandinent et chantent en anglais " A vous dirai-je Maman ce qui cause mon tourment ... ". Enfin, je reconnais lair, pas les paroles. Des bébés blonds, roses et joufflus gigotent des jambes lorsquon les branche. Sur une musique arabe, des danseuses se déhanchent lascivement. Affreux ! Une jeune femme kirghize, toutes dents aurifiées dehors, a du mal à négocier sa poupée, car elle ne parle pas le chinois. De lautre côté de la porte vitrée, nous voyons débarquer les passagers de lavion que nous allons prendre. Des gens se reconnaissent, parmi ceux qui vont partir et ceux qui arrivent. Et les voilà qui sortent leur portables et se mettent à échanger des nouvelles, tout en se regardant à travers la vitre ! Cest la ruée pour monter dans lavion car les sièges ne sont pas affectés lors de lenregistrement des bagages. Heureusement, il nest pas plein, et nous trouvons deux places confortables. Le décollage est un peu hard, et nous nous regardons tous les deux au moment où lavion se met à redescendre brutalement. " Ca y est, cest le crash, adieu ". Ouf, le pilote parvient à remettre les gaz et nous poussons un soupir. Derrière nous, un Kirghiz entame la conversation avec nous dans un anglais laborieux, accompagnant ses propos, parfois obscurs, de dessins griffonnés sur mon cahier. Cest un chinois Hui, dont la famille résidait à Xian. En 1870, lors de la guerre entre les Hui musulmans et les Han bouddhistes, la famille sest dispersée. Certains ont émigré à Bishkek, dautres dans différentes villes de Chine, dautres encore en Australie et au Canada. Il est dans le commerce des chaussures, et fait de limport (ou de lexport ?) entre le Kirghizstan et la Chine. Pour savoir notre âge, il nous montre sa date de naissance sur son passeport. Il a trente ans, je lui en aurais donné plus. Il est étonné quand nous lui disons le nôtre, mais je ne sais si cest parce quil nous voit plus vieux ou plus jeunes. Il se renseigne sur la composition de notre famille, et je reprends le système des petits bonshommes qui mavait servi au Vietnam. Je dessine un grand bonhomme et une grande bonne femme. Cest nous. Puis une flèche, un bonhomme encore, cest Arnaud. Le signe + et une bonne femme, cest Cécile. Et deux flèches avec un petit garçon, Nicolas, et une petite fille, Lucile. Et pour être encore plus précise, jinscris lâge des enfants : trois au-dessous du petit garçon, et sept au-dessous de la petite fille. Air effaré de notre interlocuteur. Il a cru quArnaud avait trois garçons et sept filles ! Nous rions. Il nous questionne sur notre religion, et dessinant la coupole et le minaret dune mosquée, veut savoir sil y en a en France, et combien. Et qui sont musulmans chez vous ? Oh la la ! Je lui énumère : les Africains, les Algériens, etc ... Avisant la photo dune jeune femme fort décolletée qui orne mon journal de mots croisés : - " Les femmes shabillent toutes comme ça ? " - Je le rassure en lui répondant que beaucoup portent, comme moi, des tee-shirts convenables. Et puis ce sont nos métiers quil veut connaître (il est insatiable !). Architecte, cest facile, Christian esquisse des maisons, il a compris. Pour moi, cest plus dur, et Christian dessine une balance, pour symboliser la justice et le droit. " Pharmacienne ? ". Il me demande comment on dit " merci " et " bonjour " en français. Lui, sait dire " Cest la vie ". (Je me demande auprès de qui il a pu pêcher cette expression). Je lui réponds " Ma ma hou hou ". Il rit. Cest bien vrai, la vie est toujours couci-couça. - " Quels sont les pays qui composent lEurope ? " . Jy vais de ma litanie ... et joublie la Suisse. Il rectifie et me la nomme ! - " Y a-t-il des émigrés de Bichkek à Paris ? ", et patati et patata. Latterrissage se passe mieux que le décollage. Tant mieux. Nous faisons la queue au contrôle des passeports car nous voici au Kirghizstan. Nous devons remplir un questionnaire écrit en cyrillique, donc incompréhensible pour nous. Heureusement, deux employés sont assis derrière un comptoir pour aider les étrangers en difficulté. Nous parvenons à remplir nos documents avec laide de lun deux ... qui nous demande alors cinq dollars. Nous : " Pourquoi ? " - Pour vous avoir aidés répond-il. Et Christian de linterroger : " Cest un bakchich ? " - Il ninsiste pas et nous ne donnons rien. Puis cest le contrôle des bagages. Je dois ouvrir mon vanity. Visage étonné du douanier devant le nombre de flacons que je transporte ! Nous émergeons enfin dans le hall. Pas de pancarte " MARTEL " et cest bien ennuyeux. Nous patientons, refusant les propositions de taxis et dhôtels qui fusent de toute part. Christian va voir dehors, à tout hasard, et revient avec un grand type style slave qui attendait pénardement près dune voiture, et le voyant chercher, lui a demandé " Martel ? ". En fait, un jeune homme sétait bien approché de nous, mais avec une pancarte indiquant le nom de lagence de voyage locale, quévidemment nous ignorions ! Tout va bien. Le jeune fait très marin russe, avec son tee-shirt blanc gansé de bleu marine, ses yeux bleu vif et ses cheveux blonds coupés court. Il est très gentil, souriant, et parle anglais. Demain, nous partons seuls avec le chauffeur pour sept heures de route. Il franchira avec nous la première frontière entre le Kirghizstan et le Kazakhstan, mais nous laissera avant la frontière Kazakhstan/Uzbékistan. Christian passe avec le guide à la banque, car il nous faudra de la monnaie kirghize pour dîner ce soir (il nous conseille Le Navigator, restaurant et café western avec terrasse), et de la monnaie kazakhe pour déjeuner demain sur la route. Lhôtel Bichkek est un vieil hôtel russe complètement has been. Nous empruntons un ascenseur poussif pour gagner notre chambre au quatrième étage. Pas de climatisation, les vitres sont dégueulasses, et la chasse deau coule sans cesse. Christian pose le couvercle cassé par terre et fait une réparation de fortune. Les draps sont pliés sur la couverture : à nous de faire notre lit. La télévision poussiéreuse est posée sur une vilaine table de bois écornée, et ne marche pas : le boîtier senfonce quand on appuie dessus. Les lits ont un piétement éraflé, les tables de nuit nont pas été époussetées depuis des lustres, le sol de la salle de bain est couvert de crasse, les carreaux de faïence sont cassés et dépareillés, les uns vert pâle, les autres jaunâtres, et la robinetterie est constituée par un tuyau de caoutchouc. Triste constat ! Nous navons pas de monnaie pour donner un pourboire au guide. Il nous rassure : il na fait que notre transfert aéroport/hôtel, et ne veut rien. Avant de nous quitter, il nous précise que le chauffeur nous prendra à sept heures demain matin. " Heure locale ou heure de Pékin ? " lui dis-je. Regards éberlués du guide, et amusés de Christian. Nous ne sommes plus en Chine, où la distance entre lOuest et lEst du pays recouvre plusieurs fuseaux horaires, et oblige à fonctionner avec deux heures différentes ! Nous partons nous promener. Bichkek est une ville agréable, aux allées bordées darbres. La population na rien de musulmane, type slave, cheveux blonds et yeux bleus. Les jeunes filles sont en mini-shorts effrangés. Nous nous installons à la terrasse ombragée du Navigator, situé en bordure dun parc immense. Nous y ferons la pause apéro et la pause dîner. Je repars à lhôtel chercher mon cahier que jai oublié. La préposée du quatrième étage me salue dun " Sprechen zi dutch ? " - Elle a un air désolé lorsque je lui réponds que je suis française. Pour la consoler, je lui lancerai en repartant " Of widerzen ", et aurai droit à un grand sourire. Jarrive à la chambre alors que le téléphone sonne. Une voix féminine mappelle de lagence de voyage locale. Elle a appris que nous devions partir demain à sept heures, ce qui nous privera de petit-déjeuner, et nous propose de retarder le départ à neuf heures. Je veux bien, mais quid du pauvre chauffeur qui doit se faire laller-retour, soit quatorze heures de route, dans la journée ? Il ne sera pas rentré avant tard dans la nuit si nous quittons la ville deux heures plus tard ? Aucun problème pour lui, massure-t-elle. Et hop, emballé le chauffeur ! Je retrouve Christian à la terrasse qui commence à se remplir dune clientèle cosmopolite, russes, kirghizes, des blonds, des bruns ... Un couple un peu plus jeune que nous, elle très embourgeoisée dans le genre luxe tapageur, prend place à la table voisine. Ils ont réservé pour huit, et trois autres couples arrivent ensuite, les bras chargés de fleurs. Bisous (sur la bouche, à la russe), remerciements, cest lanniversaire de Madame qui se fête au restaurant. Pauvres fleurs, avec la chaleur quil fait, elles seront dans un triste état à la fin des agapes. Nous goûtons au Chardonnet de Moldavie, légèrement madérisé. Retour à lhôtel en flânant à travers le parc. Il fait doux. Des tables de ping-pong accueillent les jeunes sportifs. Des amoureux se bécotent sur les bancs. Les gens prennent le frais aux terrasses de café dont les musiques, toutes différentes, accompagnent nos pas : Orpheo Negro, puis du bop, puis du disco. Des jeunes filles passent en rollers, genouillères et gants de cuir. Une famille se fait photographier devant un panneau " Bichkek 2 000 " agrémenté de roses artificielles. Une autre prend la pause, les têtes dépassant dun contreplaqué représentant une fausse voiture entourée de lampes lumineuses qui clignotent.
MERCREDI 16 AOUT BICHKEK / TACHKENT
La salle à manger où nous descendons prendre notre petit-déjeuner est à limage de la chambre. Cest une immense salle de bal au parquet marqueté qui fut beau mais est aujourdhui plein de tâches. Les grandes tables alignées le long des murs sont recouvertes dune nappe damassée grenat et dune sur-nappe blanchâtre. Les chaises à hauts dossiers sont caca doie, les rideaux idem, avec de savants drapés ringards. Au fond, une estrade. Cest déprimant ! Notre petit-déjeuner est vite expédié : un jus de pêche synthétique, un yaourt grumeleux, un fromage blanc granuleux recouvert dune crème fleurette (beurk !), du pain, un morceau de beurre riquiqui, une tranche de tomate crue et du café noir. Victor le chauffeur nous attend. Je monte à larrière avec les sacs et la dutar (bien encombrante, celle-là !), les deux hommes sont devant. Victor ne connaît pas un mot danglais, et nous, pas un mot de russe. Il nous montre un bout de papier où sa fille, écolière, a écrit en anglais : " Puis-je fumer ? ". Christian fait non de la main en grimaçant, et poursuit son manège. Si vous voulez fumer (geste du doigt pointé vers Victor, et cigarette imaginaire portée à la bouche), alors jen profiterai pour marcher (doigt pointé sur sa jambe et re-grimace, et lindex et le majeur font mine de marcher). Le visage de notre compagnon sillumine, il a compris, ça lui va. Compatissant devant tous les maux qui accablent mon pauvre mari car le chauffeur lui avait déjà expliqué hier que Christian avait une sciatique, il ajoute : " Asthmatique ? ". Voilà Christian boiteux et asthmatique ! Victor a du mal à ne pas faire la conversation. Alors, il sexprime par gestes. " Il y a des cahots " - et sa main dessine de larges ondulations ... en lâchant le volant ! À coup de mimiques, donomatopées et de gestes, il nous apprend quil est propriétaire de sa voiture, quil a achetée en Allemagne et ramenée ici. La route sinueuse, pas très bonne cest vrai, est bordée darbres aux troncs passés à la chaux. Sur notre gauche, des montagnes aux sommets enneigés (4 800 mètres). Le ciel est bleu, et le soleil me brûle désagréablement la nuque. Je ne me plains pas : ce nest rien à côté de Christian qui cuit dans sa coque de plastique ! Nous traversons des villages assez pauvres, isbas aux toits de tôle ondulée et fenêtres peintes de couleurs vives. Une mosquée à la coupole brillante, une église orthodoxe pimpante, quelques musulmanes voilées, un mausolée. Des melons deau sont à vendre sur les bas-côtés. Combien de milliers de melons et de pastèques avons-nous pu voir ainsi sur le bord des routes pendant ces vacances ! Victor nous montre son compteur, nous fait signe quil a réduit sa vitesse et nous montre dun air malin les deux policiers cachés derrière un arbre pour faire leurs contrôles radars. Ils se placent toujours au même endroit, alors, facile de passer au travers ! Nous faisons un arrêt cigarette-Victor/gambette-Christian dans un troquet devant lequel un policier fait les cent pas. Vu la chaleur, Victor décide de laisser les fenêtres de la voiture ouvertes, et demande au policier de la surveiller. Pas de problème ! Nous prenons de la limonade, offrons à notre ami un fanta à la fleur de pêcher et achetons des bouteilles deau en plus. Victor nous fournit gobelets de carton et serviettes en papier. A onze heures, nous franchissons la frontière et entrons au Kazakhstan. Le contrôle douanier est des plus légers : lecture des passeports et ouverture du coffre, et lon repart. Il est une heure de moins quau Kirghizstan, mais comme nous retrouverons notre heure initiale en Uzbekistan, nous ne touchons pas à nos montres. Nous avons changé de pays, mais le paysage est le même. Beaucoup darbres, et des montagnes pelées au loin. Il y a moins de maisons, on voit des fermes abandonnées. Dans de grands pâturages asséchés, paissent des troupeaux de moutons surveillés par des gardiens à cheval. Puis ce sont des chevaux, tout seuls, qui broutent lherbe au bord de la route. La chaussée est défoncée, la chaleur abrutissante (Victor na pas la climatisation), et je mendors un petit coup. Le soleil pénètre par le côté et nous cuit la peau. Voyage fatigant. Nous arrivons à Taraz. Heureusement car le réservoir est presque à sec. Mais voilà, il y a panne générale délectricité à Taraz, nous disent des gamins assis sur le bord de la route, et les deux premières stations à lentrée de la ville où nous faisons halte, ne fonctionnent pas. Après discussion, nous décidons que la benzine passe avant tout. Nous irons directement à Tachkent, en sautant le déjeuner prévu à Taraz et en espérant que nous aurons assez dessence. Dailleurs Victor nous fait comprendre quil a dans son sac du pain et du beurre (le beurre doit être dans un bel état, jai mal au cur rien que dy penser !). À peine prise la route de Tachkent, quune station, qui marche, se présente. Plein dessence et retour à Taraz où nous trouvons un restaurant sous une tonnelle. Une accorte soubrette blonde très slave vient prendre notre commande. Des laghmans, soupes ouzbeks de nouilles, buf et julienne de légumes, et des brochettes. Deux bières et un sprite pour Victor (il conduit), deux cafés, le tout pour mille soms, cest donné. Nous avons changé de direction et entrons dans les premiers contreforts. La route monte en sinuosités. Le vent nous saisi au col, puis cest à nouveau la plaine, des troupeaux de vaches et des cavaliers avec leurs lassos. Nous doublons beaucoup de bus et de camions en panne. Des jeunes, allongés à lombre, attendent que des voyageurs masochistes leur achètent leurs bouteilles de soda qui chauffent au soleil. Les villages se font plus nombreux, des vergers apparaissent, des gens font du stop : nous ne devrions pas être loin de Tachkent. Nous tournons à droite à un carrefour. Christian pense, quau soleil, nous navons pas pris la bonne direction. Dailleurs le trafic sest ralenti, ce qui nest pas normal à lapproche de la frontière. Mais Victor est têtu et il persévère. Il finit quand même par sarrêter pour demander son chemin. Et voilà, il sest trompé et nous devons refaire vingt kilomètres pour retrouver le carrefour et prendre le bon chemin ... qui nest pas encore le bon, car ce nest pas à cet endroit quil fallait tourner. Christian, derechef, tente de le faire comprendre, carte à lappui, à Victor, plus buté quune mule. On se reperd. On revient sur nos pas, et notre chauffeur accepte enfin que ce soit Christian qui lui serve de navigateur. Il était temps, il est déjà plus de six heures trente. Enfin voici la frontière. Passeports. Victor place sur le pare-brise une pancarte de carton indiquant le nom de lagence de voyage, à lattention de celui qui doit nous récupérer. Nous quittons le Kazakhstan pour nous trouver dans le no mans land, portion de route entre les deux frontières. De chaque côté de la chaussée, des voitures attendent. Victor passe comme une fusée. Ce nest pas comme cela que notre guide à venir va pouvoir nous repérer ! Il finit par se garer et remonte à pieds la file de voitures, regardant à droite et à gauche, désespérément. Quel balourd ! Nous patientons debout à côté de la voiture, gênés par la fumée des merguez devant lesquelles Victor a arrêté sa voiture. Nous le voyons revenir toujours bredouille. Christian lui donne le numéro de téléphone de lagence de Tachkent, et il repart ! Bien sûr des policiers, intrigués, sapprochent de notre véhicule et nous leur expliquons par gestes que notre chauffeur est parti téléphoner. Des curieux sagglutinent autour de nous et lorgnent la dutar. Il est dix-neuf heures trente et nous navons toujours pas été remis aux Ouzbeks. Enfin Victor revient avec le numéro dimmatriculation de la voiture qui nous attend. Il ne reste plus quà la trouver. Cela devient ubuesque ! Mes deux hommes partent en quête, et tandis que je patiente (que faire dautre ?), je vois arriver un jeune Russe, et tous les attributs slaves, cheveux blonds et yeux bleus, et une carte de guide autour du cou. " Mrs Martel ? " - Youpi, on la trouvé ! Mais Victor nest pas là et nous devons lattendre encore. Le voilà, toutes dents en or dehors. La voiture qui doit nous prendre est au bout du no mans land, il nous faut le franchir à pied, et passer la frontière pour entrer en Ouzbékistan. Notre nouveau guide demande, nous semble-t-il, à Victor de laider à transporter nos bagages, mais Victor voudrait repartir vite (on le comprend, il a cinq cent soixante-dix kilomètres à refaire en sens inverse ... en supposant quil ne se perde pas !). Alors Vadim (joli prénom) se prend les deux valises et nous suivons avec les sacs et la dutar jusquà son mini-van. Nous mettons plus dune demi-heure entre la marche à pied et les formalités douanières. Victor la échappé belle. Et voilà, fingers in the nose, nous sommes au Sheraton. Ce nest pas lhôtel qui était prévu, mais nous nallons pas nous plaindre car il est magnifique. Notre responsable dagence sur lOuzbékistan nous accueille dans le hall pour nous souhaiter la bienvenue. Cest gentil de sêtre déplacé pour cela. Il parle parfaitement bien le français, nous dit que nous aurons, demain sur Tachkent, le meilleur guide de lagence. Ce soir, Vadim va nous emmener dîner de mézés et de brochettes en terrasse. Repas délicieux, cest Vadim qui paie. Bizarre car nous sommes théoriquement en demi-pension, mais il faut savoir se laisser faire ! Nous avons Cécile au téléphone. Tout va bien, et Arnaud a tondu notre gazon. Merci Nono.
JEUDI 17 AOUT TACHKENT / URGENCH / KHIVA
Petit-déjeuner pantagruélique. On nous propose, à laccueil, de devenir clients fidèles de la chaîne Sheraton. Aucun engagement de notre part, aucun frais, mais notre carte Sheraton nous permettra, chaque fois que nous descendrons dans un de leurs hôtels, de bénéficier dune priorité de réservation, et davoir, dans la limite des places, les plus belles chambres. Pourquoi pas ? Et nous voilà sur la liste des VIP du Sheraton. Nos cartes personnelles nous attendront dailleurs à la maison à notre retour. Nous laissons nos bagages à la consigne car nous partons ce soir pour Khiva en avion. Nous faisons connaissance de notre guide. Français fluente, un peu gros et basané, il est arménien et sappelle Valery Pétrossian. " Un nom très gastronomique " dit-il en plaisantant. Il nous fait rire demblée en nous expliquant que son grand-père était ferblantier, et ramassait tous les clous quil trouvait par terre. Christian lui dit quil nétait pas le seul, et que Papa Li faisait de même. Sa " bourgeoise ", nous dit-il, a deux manies : la télévision et les courses au bazar. Quant à sa fille de dix-huit ans, " elle glandouille " et passe sa journée à faire des mots croisés ! Bref, il nous plait, et nous partons allègrement à la découverte de la vieille ville. Valery est fier de sa cité. Cest la deuxième ville, avant Leningrad et après Moscou, pour ses lampadaires, et la seconde, après Kiev, pour ses plantations. Lancienne Tachkent était divisée en quatre quartiers ou districts, plus la ville moderne qui, du temps du tsar, était interdite aux chiens et aux indigènes, loi abolie avec la révolution russe. Elle na pas eu dunité ethnique, comme les villes de Khiva, Boukhara et Samarkand, où des clans sétaient installés, avaient lutté pour imposer leur prééminence, et avaient été acceptés et reconnus. Elle connut linvasion des Mongols et les destructions de Gengis Khan, la domination des Russes et du tsarisme, le bolchevisme, et un tremblement de terre meurtrier en 1966. Elle est capitale de lOuzbékistan indépendant depuis 1991. Elle reste encore aujourdhui très imprégnée du soufisme, secte mystique qui commença à se développer à Boukhara, et qui doit son nom aux longues robes de laine ( " souf " signifie laine en arabe) dont étaient vêtus ses adeptes. Les extrémistes musulmans, eux, occupent surtout la vallée du Ferghana, très pauvre, où les discours fanatiques peuvent sappuyer sur linjustice et la misère. Mais cette région est littéralement encerclée et investie par les forces de police. " Sur trois personnes au Ferghana, dit Valery, on compte deux policiers ! " - Ce qui nempêche pas la situation dêtre critique, autant sur le plan politique quéconomique. LOuzbékistan est en effet un état féodal, absolument pas démocratique (cest Valery, qui ne pratique pas la langue de bois, qui nous dit tout cela). Il y a eu deux candidats aux dernières élections présidentielles, mais 98 % des votes sont allés à lactuel Président. La population nest pas mûre pour linstant, on lui montre des carottes avant lélection, on les supprime après, mais elle marche quand même ! Lopposition est totalement muselée. Car celui qui affiche son mécontentement peut se voir emprisonner ou, pire, accusé de trafic de drogue au moyen dun sachet de dix grammes de stupéfiant glissé, par la police bien sûr, dans ses affaires. Un grand poète, opposant au régime, a dû ainsi demander illico presto lasile politique à la Turquie, il y a huit ans. Le pays sest mis à dos ses voisins Kazakhs, Tadjiks et Kirghizes, qui ont peur dune expansion de lOuzbékistan, plus peuplé queux. Ils ont bloqué le passage de ses marchandises sur leurs territoires, ce qui a notamment contraint lEtat à fermer durant trois ans ses vannes de gaz naturel, ne pouvant lexporter. - "Notre Président est un Al Capone qui se conduit comme sil était le descendant de Tamerlan " conclut Valery avec une certaine tristesse. Et comme une de ses filles est marié au représentant de Coca-Cola en Ouzbékistan, le Pepsi-cola est hors de prix, et donc très peu vendu ! Le chômage est énorme, les métiers précaires. Nous verrons dailleurs les ouvriers se louer à la journée, à la semaine, ou au mois pour les plus chanceux, hélés par des contremaîtres passant en voiture, sur une sorte de " marché volant ". Et la moitié de léconomie nationale se fait au marché noir ou fonctionne à la magouille. " Cest bien simple, il y a chez nous deux mafias, celle de lEtat, et celle des criminels, et elles communiquent. ". Théoriquement, lécole est obligatoire jusquà seize ans, mais les enfants travaillent dès leur plus jeune âge. Même linstituteur utilise ses élèves pour faire son jardin, alors ! De nombreux chantiers de fouilles et de restauration sont en cours actuellement. Gaz de France en sponsorise deux, lUnesco et le Japon sont également actifs. Par ailleurs, lEtat ouzbek remet aux commerçants certains monuments, comme les medersas, dans lesquels ils peuvent installer leurs boutiques pour touristes, à condition dentretenir lesdits monuments. Solution qui a lavantage de contribuer à la préservation du patrimoine national, même si elle aboutit parfois à des incongruités comme cette ancienne mosquée devenue grand restaurant avec vodka et danses du ventre ! La bibliothèque de lEcole coranique Barak Khan est superbe. Elle comprend le vrai Coran dOsman, et sept mille quatre cent quatre-vingt-treize textes authentiques, sans compter les uvres littéraires, car les Soufis sont aussi des poètes. Lécole est financée par lautorité religieuse, enseigne le spirituel (le Coran) et divers métiers artisanaux, et loge les étudiants qui ne sont pas de la ville. On y entre après ses études secondaires, et sur concours. Lensemble des mausolées de Sheikh Hobandi Tahur et de son frère Kaldergach Bi, deux oncles du Raja Ashar, comporte des petites coupoles de briques (les briques ouzbeks, à linverse des briques russes, qui sont épaisses et lourdes, sont larges et minces), et sont entourés dun adorable jardin de pêchers, grenadiers, mûriers et platanes. Lancien bazar est un marché dOrient tel quon en rêve. Surmontés dune immense coupole, ses deux niveaux regorgent de tout ce qui peut se manger, les aliments étant regroupés par espèces. Cest fabuleux, abondance et beauté mêlés. Au rez-de-chaussée, les cônes des épices déclinent tous les tons de rouge, orangé, brun et ocre. Le fromage blanc se vend frais, lisse ou grumeleux, ou sec, ou en boulettes qui accompagnent très bien, paraît-il, une bonne bière fraîche. Les Coréennes, expulsées de Mandchourie dans les années trente, vendent des salades tassées dans de longs sacs en plastique boursouflés, des carottes rouges et jaunes, des pois chiches, des tomates en poudre (encore plus rouges que le piment) et des herbes fraîches. Je découvre des dizaines de variétés de riz, chaque marchand ayant sa spécialité : riz brun, beige, blanc, décortiqué, pas décortiqué, et même, Dieu que la couleur en est jolie, le riz rose saumon de la vallée du Ferghana. Les étals de pierre sont hauts, et les femmes, assises à larrière, ventent leur marchandise en découvrant des dents quasiment toutes en or : cest ici une question de prestige ... et de prudence, car une femme qui est répudiée a le droit de garder ses bijoux, donc ses dents en or. Lespace des pains sent bon : galettes, grosses miches, pains ronds aux graines de sésame, jen ai leau à la bouche. Mais mon appétit disparaît quand nous arrivons au quartier des viandes. Des caisses de cartons posées à même le sol débordent de cuisses de gigot, des côtes de buf gigantesques sempilent sur un comptoir, dénormes boudins voisinent avec des saucissons de cheval, des pieds de bufs côtoient daffreuses langues de bufs dans une promiscuité écurante, et des têtes de chèvres et de chevaux parachèvent le tableau. Au premier étage, cest un amoncellement de fruits secs, pistaches dIran, fruits confits, raisins secs de Turfan, figues sèches, noix et amandes, et même des noyaux dabricots bouillis dans de leau salée (je nai pas goûté !). Les marchands louent leur balance et leur emplacement, ce qui permet leur enregistrement, et donc le paiement de la taxe. Il y a, à intervalles réguliers, des balances de contrôle pour que les clients puissent sassurer de lexactitude des quantités achetées, et Valery de nous dire, philosophe - " Aujourdhui, les poids sont justes, mais on discute des prix. Avant, on trichait un peu sur la pesée, mais les prix étaient fixes ! ". Au-dehors, se trouve le marché parallèle, sans patente. Les vendeurs sont allongés sur un lit de fer ou un tapis, et somnolent en attendant le client. Les melons poussent de mars à juin, aussi trouve-t-on toutes les espèces, toutes les tailles et toutes les couleurs, verts et allongés, gros et marbrés, jaunes ou oranges. Nous goûtons aux pêches blanches, bonnes pour la tension, et au jus de mûrier, bon pour le foie. Je nai jamais vu autant despèces daliments différents sur un marché, en France ou ailleurs. Et Valery nous fait remarquer, assez fier, que cette abondance a toujours existé, même avant lindépendance. - "Du temps du régime soviétique, ils crevaient de faim en Russie, avec leur rationnement, mais ici, nous avions toujours à manger ". Des artisans vendent des berceaux de bois, des coffres de mariage (avec en prime un petit balai de paille, symbole de ce qui attend la jeune mariée, dernière venue dans la maison de son époux, qui devra, à ce titre, assurer les travaux du ménage). La foule est dense, les types de race variés : persans, mongols, tadjiks. Les femmes ont un foulard sur la tête, signe quelles sont des femmes accomplies, car les jeunes filles et les jeunes mariées qui nont pas eu encore denfant portent un calot et des nattes, calot souvent orné de broderies dor et de velours. Nous déjeunons sous la tonnelle dun petit restaurant avec Valery et Vadim. Le tajine est délicieux, mais si nous avons des fourchettes, nous navons pas de couteaux (utilisés à la cuisine, mais pas à table), aussi nous faut-il finir par faire comme nos amis et y mettre les mains. Heureusement, un robinet est prévu à lextérieur et permet de laver ses doigts tout pleins de sauce. Cest Vadim qui paie, avec une liasse de billets impressionnante, car la monnaie se dévalue sans cesse. Le musée des Arts décoratifs et des Arts appliqués est situé dans lancienne ambassade russe, demeure dun diplomate amoureux de lart islamiste. De pur style ouzbek, elle possède une cour entourée de trois côtés par une véranda portée par de fines colonnes de bois. On y trouve, regroupé, lensemble de la production artisanale du pays, tissus de soie du Ferghana, poteries de Khiva, broderies de Boukhara et tapis de toutes origines, qui transitaient par Boukhara, haut lieu du commerce de lAsie Centrale. Avant de partir, Valery me demande en riant si je désire " lapplication des droits de lhomme ". Air ahuri de ma part, ce qui lui permet de nous raconter une anecdote sur le voyage quil avait fait en France avec une délégation officielle. Ils se trouvaient à lArche de la Défense, et devaient visiter, après une réunion dinformation, le musée des Droits de lhomme, installé dans le bâtiment. Le speech terminé, et avant la visite, les invités demandent à aller aux toilettes. Comme, semblait-il, celles-ci se trouvaient dans lespace réservé au Ministère des Transports, il a fallu obtenir un accord spécial ... qui mit une demi-heure à arriver, avec limpatience quon suppose chez nos Ouzbeks. Jugeant que ne pas leur donner " lautorisation de pisser " était contraire aux droits de lhomme, ils décidèrent de bouder le musée. Et pendant la suite du voyage en France, quand ils souhaitaient que le car fasse un arrêt pipi, ils levaient le doigt en criant " Application des droits de lhomme " ! Nous quittons le musée en passant par le quartier résidentiel des villas des maffiosi. Valery en profite pour comparer ces gens, qui soffrent des maisons à trois cent mille dollars, avec le sort des honnêtes gens. Un guide comme lui gagne entre cinquante et cent dollars par mois (et lui est un guide renommé : il a accompagné comme interprète Mitterrand et Chevènement lors de leur voyage de trois jours ici). Un médecin touche cinquante dollars par mois, mais se rattrape sur les à-côtés, car, tout comme les chirurgiens, il négocie ses services à lhôpital. Certes les soins sont gratuits, à lhôpital ... parce quil ny a rien ! La famille du malade est obligée dapporter les médicaments, le coton hydrophile et les compresses (la liste est carrément fournie par lhôpital !), la nourriture bien sûr, et doit, pour que le malade soit bien soigné, verser un bakchich conséquent (et négociable) au corps médical. " En France, vous versez un bakchich pour obtenir quelque chose dillégal, ici, vous versez un bakchich pour obtenir lapplication de la loi ". Il a dailleurs quitté le tourisme officiel parce quil y avait trop de magouilles. Il préfère être son propre maître et faire des prestations indépendantes comme interprète pour des institutions, ou comme guide pour des agences de voyage privées avec lesquelles il sentend bien. Nous passons par lagence de voyage pour y laisser notre dutar pendant notre périple en Ouzbékistan, puisque nous reprenons lavion pour Paris à Tachkent. Et nous partons pour laéroport, escortés de nos trois nounous : Valery, Vladimir le responsable de notre voyage, et Vadim. Valery nous fait tout plein de recommandations : où manger dans les trois villes où nous allons, se recommander de lui à la medersa de Khiva, ne pas photographier les aéroports (secret défense), boire deux litres deau par jour, et faire pipi avant de monter dans lavion, car il ny a pas de toilettes dans lappareil. On se dit merci pour tout et au revoir. On gardera un excellent souvenir de lui, cultivé, amusant et ouvert, même sil a quelques défauts, entre autres celui dêtre un peu radin : " Mes amis, je vous offre à boire. Cela fait deux cents soms " ! Une grosse matrone vient nous annoncer le départ pour Urgench. Elle se met à la porte pour contrôler nos cartes dembarquement, monte dans le bus avec nous, et refait un contrôle des cartes au bas de la passerelle ! Lavion est un jet et nous sommes accueillis par un " salam alekoum " courtois. Les sièges sont disposés 3-3. Christian est sur lallée et moi au milieu. Je crains davoir à mes côtés un gros homme sentant mauvais, ou toussant, ou reniflant. Chic ! ma voisine est une femme blondasse qui na pas lair en très bonne santé car elle marche péniblement alors quelle est jeune (quarante-cinq ans), mais elle ne tousse pas, ne renifle pas et ne crache pas. Je me détends, tout en me demandant comment je peux aimer autant voyager dans des endroits bizarres alors que je suis si chochotte sur certains points ! Nous arrivons à Urgench après une heure quinze de vol, et un atterrissage impeccable. Nous sommes accueillis par un jeune homme brun et beau, qui parle anglais, et qui brandit une pancarte à notre nom. Cela aide aux reconnaissances ! Il est parti hier de Tachkent par la route et sera notre chauffeur pendant tout notre séjour en Ouzbékistan. Il empoigne nos deux valises, et nous voilà partis à travers un vaste espace fermé par une grille, au-delà de laquelle nous attend la voiture. Comme je métonne quil nait pu garer le véhicule plus près, il mexplique que le parking est obligatoire et volontairement éloigné de laéroport, car le gouvernement craint les voitures piégées, et il paraît surpris que nous nayons pas le même système en France. La route jusquà Khiva est superbe. Et pour cause, elle a été inaugurée, il y a deux ans, par le Président, en même temps que le trolley ... qui na pas, depuis, été prolongé dans la ville même ! Notre guide se présente. Il sappelle Alicher, car sa mère avait une grande admiration pour le poète ouzbek du même nom. Son père est un ouighour dUrumsqi, et sa mère, une ouzbek. Sa jeune femme est mi-russe mi-coréenne, et ils ont une petite fille de deux ans. Un vrai cocktail ! Sa femme a fini ses études, mais soccupe de son bébé car faire garder son enfant coûte plus cher que le salaire attendu. Le soleil se couche sur une grande plaine, quil éclabousse de rouge, à quatre cents kilomètres de la mer dAral. Khiva est une ville ancienne, peu étendue, et ceinte de gros remparts massifs de brique crue. Sur le haut des remparts, chaque petit créneau est orné dun carreau de faïence bleu ou vert, dun ton très doux. Nous laissons à nouveau la voiture à lentrée des remparts, car aucun véhicule ne peut circuler dans la ville. Alicher porte vaillamment nos valises, et je luis dis " Sorry " car elles sont lourdes, mais il me répond quil a lhabitude. Cest gentil. Notre hôtel, où nous avons absolument voulu coucher, est le seul hôtel de Khiva. Cest en fait une ancienne medersa, la medersa Amin Khan, convertie en auberge dune vingtaine de chambres (anciennes cellules détudiants) accueillant peu de touristes car le confort en est rudimentaire (pas de climatisation moderne) et leau rare (elle est coupée une partie du temps). Mais elle a le grand mérite dêtre superbe et dêtre dans la vieille ville, ce qui nous vaudra des promenades au petit jour et à la tombée de la nuit absolument féeriques. Et la moitié de minaret à large base qui se trouve à lun de ses angles est une splendeur. Elle est entièrement recouverte de bandes de céramique de motifs tous différents. Je lai adoptée et lappelle " mon minaret " ! Nous logeons au premier, et il nous faut emprunter un escalier étroit et raide, à tortillons et hautes marches, pour y accéder. Le vieux groom porte nos valises au-dessus de la tête pour parvenir à les faire passer. Notre chambre est au bout dun couloir obscur, et na pas de fenêtre. Mais à lopposé de la porte dentrée, souvre une porte qui donne sur la salle de bain, elle-même donnant, par une porte-fenêtre, sur une terrasse avec vue sur les remparts. Il fait une chaleur étouffante, le climatiseur est bruyant et peu efficace, et lameublement est des plus sommaires. Mais les draps ont des jolies fleurettes roses, la vue est belle, et lon pourra dormir toute fenêtre et toutes portes ouvertes. Je serai encore plus heureuse de notre sort lorsque je verrai demain les chambres du rez-de-chaussée qui, elles, nont pas de fenêtre du tout, et ne sont aérées que par la porte dentrée donnant sur la cour, donc à la vue des clients de lhôtel. Et Valery qui nous avait conseillés dopter pour le rez-de-chaussée parce que leau avait du mal à parvenir aux tuyauteries du premier étage ! Entre deux maux ... Nous rejoignons Alicher dans le magnifique patio de la medersa Matniyas Divanbegui voisine de lhôtel et servant de restaurant : dîner de mézés, aubergines frites, tomates et oignons crus, mouton au riz et raisins secs, yaourts et fruits secs, le tout accompagné dun porto. Cela pourrait être pire ! Notre ami nous quitte à la fin du repas car il a couché sur la route, est arrivé à Urgench trois heures avant nous et na pas encore pu se doucher. De plus, il a attrapé une bronchite et tousse sans arrêt. Nous faisons une balade magique dans une Khiva déserte, sous un soleil plein détoiles. Leau est revenue. Comme Valery nous lavait conseillé, je remplis deau le seau (probablement prévu à cet effet) pour être sûre davoir, demain matin, de quoi nous doucher. Puis dodo, fenêtre ouverte et climatiseur coupé.
VENDREDI 18 AOUT KHIVA
Nous nous levons à six heures trente car nous voulons voir Khiva au soleil levant, à la fraîche, et sans les touristes qui couchent à Urgench. Il fait une température de rêve, le ciel est bleu vif, les murailles et les murs des medersas et des mosquées sont ocre, et seules brillent les faïences bleues et vertes des minarets et lor des coupoles. Les rues désertes sont pavées de briques crues, léclairage rasant du soleil accentue les ombres des monuments. Cest un moment de bonheur absolu. Le petit-déjeuner, pris dans le patio, est délicieux. Une jolie nappe, du fromage blanc un peu épais, des petites crêpes chaudes, des pastèques, tout cela servi par une femme adorable, cest un délice. À neuf heures moins le quart, repus et douchés (il y avait de leau !), nous attendons devant la porte de la medersa, ombrée et ventilée, que notre guide arrive. Le soleil tape déjà fort et plombe les monuments, écrasant les couleurs. Docre brun, elles sont devenues beige pâle. Voilà Amone, notre guide. Moustachu, teint basané, dune quarantaine dannées bien entamée, six enfants et sept petits-enfants, et parlant couramment le français. Deux Français viennent vers nous et demandent à sintégrer à notre groupe, leur guide, nous disent-ils, leur ayant fait faux-bond. Cela ne nous convient pas : nous payons pour avoir un guide à nous tous seuls, ce qui nous permet daller avec lui où nous voulons, de nous arrêter quand nous le souhaitons, et de poser les questions qui nous plaisent. Désolés, mais ce nest pas possible. Ils ninsistent pas, et Amone nous dit ensuite que beaucoup de touristes font le coup du guide non venu pour pouvoir partager un guide avec dautres et payer moins cher. Cela nous déculpabilise, dautant plus que nous les reverrons un peu plus tard nantis dune guide anglophone. Amone commence par nous faire un petit exposé de lhistoire de Khiva, qui, de tous les khanats, fut celui qui résista le plus longtemps à la domination russe. Ce nest quen 1873 que le khan se soumit, et il mourut en 1920 en Sibérie, où il avait été déporté avec sa famille. Pendant les quatre années qui suivirent, Khiva devint république populaire du Khorezm, puis fut intégrée à lOuzbékistan en 1924. Elle est depuis dix ans classée patrimoine mondial par lUnesco, et fut peu à peu reconstruite par les Russes dabord (façon démagogique de faire passer lautoritarisme soviétique), et par lUnesco. Mais pour Amone, cest du travail bâclé : avant les murs étaient en briques crues, aujourdhui, on les remplace par de largile cuite. Les planchers étaient en briques, ils sont en bois maintenant, ce qui est moins bon, car ils isolent moins du froid alors quen hiver, il fait moins 25°, et du chaud (on atteint lété les 50° à lombre). Quant aux carreaux de céramique, on ne connaît plus leur secret de fabrication, aussi les neufs sont-ils de moins belle facture, et se détachent-ils tous les dix ans. Enfin, je trouve quand même cela bien beau ! Car Khiva est une petite merveille. Tous les monuments, medersas, mosquées, minarets, tous les murs, tous les remparts, les ruelles étroites, sont de couleur beige, ocre, voire rouge suivant le moment de la journée. Et en camaïeu sur le ciel bleu du ciel, se détachent et brillent les coupoles et les frises de céramique bleue et verte. Kounia Ark, lancienne citadelle, demeure des khans, possède encore sa mosquée dété couverte de majolique bleue et blanche merveilleusement entrelacée dans une luxuriance de motifs géométriques, et ses colonnes, si fines et si hautes, sont surmontées dune frise de bois dune merveilleuse couleur rouge. Son grand iwan fait face à une sorte de piédestal de briques situé dans la petite cour, sur lequel on dressait lhiver une yourte de feutre, qui permettait au khan de recevoir ses visiteurs au chaud. À la sortie, nous jetons un coup dil sur le Zindan, prison du khan. Pas tendre, le seigneur à cette époque ! Pour faire plus vrai et toucher les âmes sensibles, des mannequins illustrent les souffrances des victimes et les différents supplices auxquels vous aviez droit si vous nétiez pas sage. Carcan et égorgement sur la place publique, pal sur lequel on vous enfilait la tête en bas (grand déshonneur, mais à mon avis, cela ne devait pas être le plus dur !), défenestration du haut du minaret (coucou cest moi qui descends), lapidation, et femmes infidèles enfermées dans des sacs en compagnie de chats sauvages. Et ne parlons pas de la Porte de lEst, dite Porte du Bourreau, car on y clouait les esclaves évadés ... par les oreilles. La madrasa Islam Khodja est flanquée dun minaret de 57 mètres de haut. Le muezzin devait alors le gravir cinq fois par jour pour faire lappel de la prière. Et Amone dajouter perfidement quà son avis, il y montait le matin avec ses provisions, et y passait la journée ! En tous les cas, nous gravissons ses cent vingt marches ... une seule et unique fois, et cest bien suffisant, car on n'y voit goutte, les marches sont raides et sales, bref " on en chie " ! Amone, qui nous avait attendu peinardement en bas et à lombre, nous précise quen Ouzbékistan, 90 à 95 % de la population sont musulmans, mais 2 à 3% seulement sont pratiquants. Mais il reconnaît que, depuis lindépendance, beaucoup de mosquées se sont rouvertes au culte, encore que certaines dentre elles soient devenues musées ou restaurants. La mosquée Djouma, que nous visitons ensuite, est dailleurs aujourdhui un musée. Elle est époustouflante. Deux cent treize fines colonnes de bois sculptées, toutes différentes, terminées par des chapiteaux ouvragés magnifiques, sont alignées en rangs serrés dans un espace restreint et à demi obscur, vaguement éclairé par un puits de lumière central. Cette pénombre repose de la chaleur denfer du dehors, mais dommage, ne permet pas de voir les sculptures aussi bien quon le souhaiterait. Encore plus dommage, les termites font des ravages dans les bois, et si un traitement nest pas mis en route rapidement, le plafond, qui fut entièrement changé il y a dix-sept ans, va seffondrer. Nous prenons avec Amone un rafraîchissement dans un café ombragé par des parasols de jonc, et regardons passer les mariages. Khiva est si belle que les noces dUrgench et des environs finissent immanquablement ici, pour les séances photos. Le marié est en noir, la jeune épousée en tulle blanc ou satin vert fluo et perlouses dans les cheveux, et ils sont escortés de leurs amis, " les pas encore condamnés " dit cyniquement Amone. Passent un Suisse et une Française dun groupe de Terres dAventures, quAmone a cornaqués hier dans Khiva. Ce sont des alpinistes qui tuent le temps ici plus longtemps que prévu : ils devaient aller faire de lescalade dans le Kirghizstan, mais ont été refoulés à la frontière, car trois alpinistes américains sétaient fait enlever quelques jours auparavant. A lintérieur de la madrasa Khodjach Maggarram, nous achetons à un sculpteur sur bois une planche à découper entièrement sculptée comme il se doit. Je me demande comment nous pourrons y découper quelque chose, mais Christian veut faire plaisir à cet artisan de renommée mondiale, dont le grand-père a obtenu une médaille dor à lExposition Universelle de Paris. Lui-même, dailleurs, a été sélectionné avec son frère pour participer à lExposition Universelle de Hanovre. Comme nous ne nous sentons pas dattaque pour imiter ces récents touristes allemands qui ont acheté deux portes massives (et sculptées des motifs végétaux et floraux typiques de Khiva) pour leur villa de vacances de la côte dazur, nous nous rabattons sur un produit plus modeste. Cest plus facile à transporter, et, de toute façon, nous navons pas de villa sur la côte. Le mausolée de Mahmoud Pahlavan est une splendeur parmi les splendeurs nombreuses de Khiva. Il devient lui aussi " mon mausolée ". Mahmoud Pahlavan devait être un homme assez extraordinaire (et bien occupé), car il fut à la fois poète, médecin, lutteur renommé, et artisan pelletier. Célibataire et riche, il a légué aux pauvres toute sa fortune. Lui élever un mausolée était donc la moindre des choses. Sa coupole turquoise de style persan domine les dômes de briques des tombes qui lentourent. La cour intérieure est ombragée par un arbre touffu, et rafraîchie par un puits ; sur la margelle, une timbale en fer permet aux fidèles assoiffés de se désaltérer. Et sous son iwan, de grands lits bas recouverts de tapis offrent un moment de repos aux touristes fatigués (nous) et à leur guide, encore plus fatigué ! Amone (cest de lui quil sagit) est poète à ses heures, et dans un tel lieu, ne peut sempêcher de nous réciter quelques-uns de ses vers, qui ont trait à lamour car les Ouzbeks sont aussi sentimentaux que les Français :
Nous terminons la matinée par la cour du harem du palais Tach Khaouli. Ses cinq iwans sont entièrement couverts de majolique bleue et blanche, les plafonds offrent une orgie de couleurs, les piliers de bois sculptés sont superbes. Nous sommes accueillis par un petit groupe dhommes et de femmes, qui nous offrent dix minutes de danses et de chansons. Toques dastrakan et longs manteaux de velours bleu pour les hommes, tiares de sequins, robes de satin jaune et souliers de velours rouge pour les femmes, et pour tous, une magnifique dentition en or. Au niveau des couleurs, on peut dire que ça flashe ! Amone, qui veut savoir si ce petit intermède nous a plu, est convaincu par notre sourire. Il nous attendait dehors, à lombre, selon son habitude, car notre ami est un peu cossard, et se ménage autant quil le peut. Il est vrai que crapahuter tous les jours avec des touristes par cette chaleur, est un métier pénible quil faut savoir exercer avec prudence. Nous déjeunons dans une maison privée. Nous ne serons pas dans la cour, déjà occupée par un groupe dItaliens. Cela tombe bien, car je me rendrai compte par la suite que les WC (et les mouches) donnent sur ce patio. Nous nous déchaussons dans lentrée, où trône un superbe et énorme poêle (il monte jusquau plafond), qui lhiver chauffe toute la maison. La pièce où nous prenons notre repas est recouverte de tapis sur lesquels sont posées de longues tables basses nappées de toile cirée à grosses fleurs rouges, où nous prenons place, assis en tailleur. Dans lautre angle de la salle, quatre Ouzbeks finissent leur repas arrosé de deux bouteilles de vodka. Car dans ce pays, la Russie a laissé deux fortes empreintes : la langue russe, et lamour de la vodka. Nos hommes ont un nombre incroyable de dents en or, et je remarque que, curieusement, ils mettent leur pouce dans la poche supérieure de leur veste (quand ils ne se servent pas de leurs mains pour manger, bien sûr). Amone men donne lexplication. Cest pour frimer, afin que lon voie bien les bagues dont tous leurs doigts sont parés, de même que ces gens, en général des commerçants parvenus, rient " de côté " pour montrer leur dentition en or. Notre guide raconte histoire drôle sur histoire drôle, il est intarissable. Il sort de sa poche une liste dexpressions et de proverbes français, et nous en cite quelques-uns : " Il ne ferait pas de mal à une mouche " " Mieux vaut tard que jamais " etc ... Comment se fait-il quil connaisse tout cela ? Et bien, quand il était étudiant, son professeur de français avait passé deux ans à Paris, à la Sorbonne, et de retour au pays, avait préparé sa thèse sur la comparaison entre les proverbes ouzbeks et les proverbes français. Et comme Amone avait besoin dargent, il lui avait tapé sa thèse et sétait ainsi imprégné dune certaine forme de culture française ! Nous attendons la fin des grosses chaleurs dans notre chambre mise en courants dair, porte et fenêtre ouvertes. Christian sendort, je moccupe de mon journal et des cartes postales. Il fait très chaud, et je suis si heureuse quil y ait de leau que je prends trois douches en deux heures ! Et nous avons de la chance : il y a quatre jours, il faisait 48° à Khiva ! À cinq heures, nous ressortons, seuls, car Amone a terminé sa prestation. Le ciel est dun bleu lumineux. Le soleil, déjà très oblique, accentue les contrastes des couleurs et des reliefs. Nous entendons le muezzin faire lappel à la prière. La ville est quasiment déserte, car Khiva est surtout une ville-musée, et peu dhabitations se trouvent dans la partie ancienne. Nous dénichons un café-patio situé en face des tombes entourant " mon " mausolée de Pahlavon Mahmoud. Petit et à lombre, il comporte un faux puits doù partent de vraies vignes et de fausses guirlandes de fleurs de plastique. La jeune soubrette nous apporte un sprite quasiment congelé, le liquide ne coule pas ! Elle part en chercher un autre, et pour la payer, Christian sort de sa poche une liasse énorme de billets. Il a tout du mafioso. Nous sommes bien, heureux, et je lécris sur mon cahier. Christian me demande dajouter quil est gentil. Daccord, il est gentil ! Retour à lhôtel où nous prenons une énième douche car il y a de leau. Pour le savoir, pas besoin douvrir le robinet : notre chasse deau fuit (dans un pays qui doit économiser son eau !), et dès que le bruit de cascade revient ou cesse, nous savons si leau est là ou pas. Nous récupérons nos passeports, laissés hier soir à la réception. Nous gardons avec soin le reçu remis par lhôtel : en cas de contrôle, nous devons le produire pour ne pas être accusés dhébergement illicite, au noir, chez lhabitant. À sept heures trente, nous retrouvons Alicher (il a lair daller mieux) et partons dîner à pied à lextérieur de la vieille ville. Notre ami sétonne de me voir avec un éventail dans une main, et une écharpe de laine dans lautre. Je lui explique que ne sachant pas où nous allons dîner, je me suis munie du premier au cas où il ferait très chaud, et du second, si la salle devait être climatisée. Cela le fait rire. Mézés, tajine, vin rouge pas mauvais. On cause. Alicher est très amoureux de sa femme, très jolie dit-il, qui fut Miss Ouzbek à seize ans. Ils se sont connus à la Faculté, lui étant par ailleurs groom dans un grand hôtel pour financer ses études. Nous le sentons très vulnérable sur le plan sentimental et psychologique. Il téléphone à sa femme tous les soirs, et demande, chaque fois, à sa fille de lui chanter une chanson, quil écoute dun ait béat. Attendrissant ! Ils ont un appartement pour eux seuls, ce qui est rare ici, où les jeunes couples partagent souvent le logement des parents. Mais sa femme nest pas de culture ouzbek, elle est mi-coréenne mi-russe, et vivre dans une famille étrangère lui serait trop difficile. Parfois dailleurs, elle adresse des lettres à Alicher car elle trouve plus facile de lui expliquer par écrit ce quelle ressent. Elle aime beaucoup faire la cuisine, mais na aucun goût pour le ménage. Elle est de toute façon très prise par le bébé, qui est doté dun tonus et dune énergie effarants. Elle ne fait que des bêtises, et, étant pourrie pas ses grands-parents, ne reçoit jamais de fessée. Il a une licence danglais, mais a préféré être chauffeur que professeur, métier moins stressant et mieux payé. Nuit un peu chaude, avec moustiques.
SAMEDI 19 AOUT KHIVA / BOUKHARA
Lever à sept heures. Leau marche, le petit-déjeuner est délicieux. Bon début de journée. Nous partons pour Boukhara. Christian passe avec Alicher le même contrat quavec Victor : toutes les deux heures, nous faisons un arrêt, Christian marche et Alicher fume une cigarette (alors quil tousse comme un malheureux !). Nous sommes très vite dans les champs et les cultures maraîchères irrigués par lAmou-Daria. Le riz, qui exige beaucoup deau, est la première richesse de la région de Khiva. Nous longeons également des champs de coton, et voyons déjà les premières boules apparaître sur les branches. Le coton, en Ouzbékistan, est dénommé l " or blanc ", car il permet dobtenir du savon, de lalcool, de lhuile, du tissu etc ... et les cultivateurs pratiquent ici un assolement triennal maïscotonjachère. Nous pénétrons dans le Turkménistan, et subissons un contrôle des passeports effectué par des policiers très déplaisants. Khiva est en effet quasiment à la frontière avec le Turkménistan, qui pointe légèrement dans lOuzbékistan à cet endroit, et pour rejoindre Boukhara, il est plus simple daller en ligne droite et de couper ce bout de Turkménistan. Bien sûr, nous avons le visa ad hoc. Le temps de franchir lAmou-Daria, et nous revoilà en Ouzbékistan. Nous longeons un désert de sable stabilisé par des buissons épineux. La route droite est en bon état et nous roulons à bonne allure. En plein désert, à un croisement, des hommes et des femmes attendent le car, sous un soleil de plomb. Une femme assise par terre allaite son bébé. Un jeune garçon nous tend un gros poisson à vendre, probablement pêché dans lAmou-Daria. Nous nous arrêtons pour admirer le fleuve, en contre bas. En été, le lit est aux trois quarts vide, et le sable brille au soleil. Lhiver, le fleuve se répand. Mais avec la construction du canal de Kara-Koum, qui utilise 15 % du débit de lAmou-Daria, le Turkménistan épuise un fleuve déjà saigné à mort par les systèmes dirrigation intensifs du coton implantés en Ouzbékistan. La destruction de la Mer dAral, plus vaste étendue deau entre la Caspienne et le Pacifique, est la conséquence dramatique de ces politiques dirrigation à outrance, menées par trois pays qui ne parviennent pas à sentendre sur une solution commune. Car la Russie a définitivement abandonné en 1986 le projet de détournement de lOb et de lIrtych, en Sibérie, par un canal de 1600 kilomètres à travers la steppe, qui aurait pu réalimenter la Mer dAral. Nous faisons 250 kilomètres de désert. Beaucoup de camions sont en panne, et les hommes les réparent, sous un soleil accablant. On trouve dailleurs souvent des pneus crevés laissés en plein milieu de la chaussée car les crevaisons sont fréquentes, pneus de mauvaise qualité, mis à mal par le goudron brûlant et la chaleur. Parallèlement à la route, une rangée de bambous de trente centimètres de haut signale la présence sous terre dune conduite de gaz. Nous arrivons à une petite oasis, et ses maisons aux toits de tôle. Je vois des gens faire du stop, sans succès. Alicher me détrompe : ils pointent leur pouce vers le sol (et non vers le ciel, nuance), pour indiquer aux automobilistes quils ont de lessence à vendre (achetée au Turkménistan, elle est moins chère). - " Comme César avec ses gladiateurs " dit Alicher. Il fait une chaleur épouvantable, et nous écourtons au maximum le temps des pauses-gambette de Christian. Alicher, qui tousse beaucoup, semble dailleurs décidé à ne pas fumer. À larrêt, la climatisation de la voiture ne fonctionne pas. Pause pénible. La route nest pas excellente. Le sable déborde parfois sur la chaussée, et il faut faire des écarts pour continuer à rouler sur un sol stable. Des mangoustes traversent la route, et beiges sur le sable beige, vont se perdre dans le désert. Pas de dunes, tout est plat. Cest beau car il y a de lespace, mais cest un peu lassant ! Les arrêts buvette sont rares et peu engageants : cafés aux toits de tôle, quelques fauteuils de plastique sale sous des treilles poussiéreuses et si pleines de trous quon est quasiment au soleil. Nous déjeunons des sandwichs ... que nous avait remis le responsable de Tachkent à laéroport avant-hier. Le pain est mou, et je ne goûte guère le salami et le fromage. Mais les cakes fourrés à la confiture sont exquis, et la bière, rafraîchissante. Il est trois heures et nous voici à Boukhara. Nous traversons des faubourgs crapoteux par des petites rues non pavées, et débouchons tout à coup sur les beaux quartiers anciens. Nous nous garons dans une ruelle qui finit en cul-de-sac, devant notre Bed and Breakfast, le Sacha and Son. Il nétait pas prévu au programme, et nous devions coucher au New Boukhara, sûrement plus luxueux, mais moins central et moins typique. Donc, encore une bonne surprise. Il est situé dans le quartier juif de Boukhara. Il y a encore des Juifs ici, quatre mille, mais cette population diminue dannée en année, car les Juifs ne veulent pas épouser des non-Juifs, et préfèrent partir dans des villes où la communauté juive est plus importante. Notre chambre donne sur un patio avec fleurs, verdure et cage à oiseaux. Dans la loggia daccès, un grand coffre de mariage. Un immense tapis à fond rouge recouvre le carrelage. Une lampe vert et or est posée sur la table de nuit. On tape un coup sur le pied, elle fournit une petite lueur, un autre coup, la lumière devient plus forte, et ainsi de suite. Il nous faut quatre coups pour arriver à une lumière normale, et tout séteint au cinquième coup. Amusant, mais pas très rapide. Le plafond a des frises blanches de stalagmites rehaussées de couleurs pastelles, les murs sont recouverts de stucs peints de fleurs et de végétaux dinspiration iranienne, malheureusement gâtés, sur un côté, par le climatiseur. Nous avons des napperons de dentelle sur les oreillers. Cela nous plait. La salle de bain ne bénéficie pas de la climatisation (elle a un petit vasistas qui donne sur la rue), et fait au moins quinze degrés de plus quau-dehors, car les tuyaux darrivée de leau chaude sont brûlants et font toute la hauteur du mur ! Enfin, au moins ma lessive sèchera vite. Douche et rangement de nos affaires, et nous sortons nous promener. Il est presque seize heures, et il fait chaud mais venteux, ceci compensant cela. Le centre de la vieille ville est à deux minutes à pied. Nous faisons le tour de la vaste place ombragée, rafraîchie par un grand bassin, le Liab-i-Khaouz, qui constituait une réserve deau. La ville en comptait beaucoup, mais une maladie de peau a ravagé, vers 1930, les habitants de Boukhara, les bassins furent fermés et les canaux couverts. Les parois de ce réservoir descendent en escaliers et facilitent laccès à leau quel que puisse être son niveau. Des canards de toutes les couleurs plongent du bord, des oies se disputent à grands cris. Des platanes centenaires (sûrement !) apportent de lombre aux cafés qui, sur le côté nord, ont déployé leurs lits recouverts de tapis pour y prendre du thé, de la bière, des brochettes. Nous prenons place sur un de ces lits de bois, assis en tailleur (pratique avec une jupe !) devant une minuscule table où nous posons notre sprite. À la table voisine, nous retrouvons un petit groupe de cinq touristes français que nous avions vus à Khiva le jour de notre départ. Ils visitent lOuzbékistan en quinze jours, en mini-van et avec un chauffeur. Ils avaient décidé de faire léconomie dun guide, pensant quils pourraient parler anglais avec le chauffeur. Mais celui-ci ne parle que russe, et les échanges avec lui sont impossibles. Ils ne peuvent donc avoir aucune information sur le pays, et ne comprennent pas les changements de programme quils subissent. Ils logeaient à Khiva dans la même medersa que nous, mais au rez-de-chaussée, donc dans des chambres aveugles, et devaient coucher dans notre Bed and Breakfast. On leur a dit quil ny avait plus de place, et ils se retrouvent dans lannexe, loin du centre ... alors que nous, qui ne lavions pas demandé, y logeons ! Ils trouvent cela rageant, et je les comprends, mais nous pensons que cest le problème des voyages négociés au plus juste prix avec les agences : celles-ci, pour tenir les prix, rognent sur tout et vous placent ensuite devant le fait accompli. Le côté Est du bassin est flanqué dune superbe medersa, la medersa Nadir Divanbegui, ancien caravansérail devenu shopping center (toujours cette politique, astucieuse, qui consiste à faire participer les commerçants à lentretien des monuments). Larche dentrée comporte une mosaïque extraordinaire, un soleil au visage de Mongol, encadré de deux éblouissants phénix. Visage autorisé car la medersa a été construite par un khan chiite, et non sunnite. De lautre côté, à lOuest, la khanaga, une ancienne hôtellerie réservée aux derviches soufis itinérants, sert de magasin pour touristes. Dans le marché Abdoullahkhan et ses arcades voûtées, nous trouvons pour Arnaud une petite poterie amusante, un vieil Ouzbek avec son calot sur la tête. Nous passons près dune belle façade : cest le hammam Serafon. Un jeune garçon et une jeune fille sont assis devant la porte et nous invitent à entrer. Christian est réticent, mais je suis curieuse, et nous les suivons. Jusquà une date très récente, ce hammam constituait les plus anciens bains publics encore ouverts en Asie Centrale. Ils datent du XVIe siècle, furent détruits en 1920 par les Russes, et reconstruits ensuite. Ils sont à nouveau en travaux ... pour devenir, à partir de septembre prochain, un restaurant. Exit le hammam ! Nous visitons. Cest magnifique. Dans cette suite de cavernes en pierres, semi-souterraines, la lumière naturelle filtre par de petites lucarnes. Les murs sont recouverts à mi-hauteur de carreaux de céramique bleue, et sont flanqués, à leur base, de bancs de pierre. Salles pour les bains, caldarium et frigidarium, salles pour les massages, on passe dune pièce à lautre par des voûtes basses. Les travaux sont presque achevés, la vaisselle est déjà prête, marquée dun grand S doré, puisque le restaurant va garder le nom de Serafon. Lensemble est superbe, dédale de tunnels et darcades, et est heureusement intact ... mais il a fallu quà lentrée, soit installée une cafétéria décorée de stucs dun mauvais goût exotique moderne total ! Nous retrouvons Alicher le soir, qui nous emmène loin du centre, dans une guinguette. Nous dînons dehors. Toutes les tables sont occupées (nous sommes samedi soir), couples qui sortent en amoureux, ou grandes tablées de famille. Le mélange de races est étonnant : épouses russes blanches, blondes aux yeux bleus, et maris ouzbeks à grosses moustaches brunes. Tous boivent de la vodka. Pour nous, ce sera de la bière. Et non, ils nen font pas. Ils ont de la vodka ou de leau. Daccord, ce sera de leau ! Et voilà que dix minutes plus tard, le garçon revient en courant : il est allé acheter deux canettes de bière au marché voisin. Hospitalité orientale ! Méchoui délicieux, soirée sympathique. Alicher nous reconduit, mais il fait trop bon pour se coucher, et nous ressortons pour une ballade digestive sur notre jolie place. Seule la medersa Nadir Divanbéqui est éclairée. Nous y pénétrons. Luxe, calme et volupté. Elle comporte cent soixante cellules, réparties sur deux niveaux. Celles du rez-de-chaussée sont occupées par les commerçants, et sont décorées de tapis de couleurs vives. Les portes en sont très basses, ce qui oblige à se baisser pour entrer, attitude dhumilité requise dans une medersa. Tout autour du patio, sont disposés des lits ouzbeks, sur nos têtes courent des treilles et des raisins. Des chauves-souris passent, mangeuses de moustiques (ça marrange). Nous nous installons, et sirotons un petit verre de vodka en grignotant des loukoums.
DIMANCHE 20 AOUT BOUKHARA
Réveil avec le chant des oiseaux. Nous prenons notre petit-déjeuner dans la salle à manger décorée de niches aux murs permettant dexposer la vaisselle, typique de lart ouighour. Nous rejoignons Alicher et notre guide, une jeune fille brune de vingt-trois ans, grande et un peu copieuse, mais elle est jeune et cela lui va. " Mon père mattrape parce que je mange trop de sucreries " dit-elle. Il na pas tort ! " Et ma mère ne veut pas que je boive de la vodka tant que je ne suis pas mariée, ni que je porte des pantalons " - Que dire, puisque, forcément, elle habite chez ses parents, et, de plus, je crois quelle ne serait pas bien en pantalons. Elle a quand même le droit davoir les bras nus et, comme la mode est aux robes longues, je la trouve très bien et le lui dis. Elle semble par ailleurs avoir son caractère, car elle adore sortir avec ses amis, ne sen prive pas, buvant du vin et de la vodka ... et subissant au retour les reproches de sa mère. Et pour éviter de lentendre crier, boulot ou pas, elle part de chez elle le matin pour ny rentrer que le soir ! Elle parle un français parfait. Elle a fait, il y a deux ans, un voyage linguistique en Europe de trois mois, payé par lUniversité, et est restée un mois en stage à Saint-Étienne. Je pense en moi-même quelle a de la chance de ne pas avoir pris laccent local ! Elle nous fait rire en nous disant quelle avait profité de son séjour en France pour aller deux jours à Paris. Cétait lhiver, et pour se réchauffer, elle et son amie de stage avaient commandé une boisson chaude, du thé, car, pensaient-elles, cela serait moins cher que du café. Elles nont pas recommencé, car leur thé au lait et au citron, près des Tuileries, leur a coûté une fortune ! Prix du thé mis à part, elle a particulièrement apprécié les nourritures italienne et française, et est rentrée chez elle avec vingt kilos de plus. Elle en a reperdu quinze (donc + cinq de gain net !), et je frémis à lidée de ce qui se passera lorsquelle reviendra, en octobre, dun stage linguistique prévu en Suisse. Le chocolat va être mortel pour sa ligne, et papa ne sera pas content. Boukhara est située en plein désert du Kizyl-Koum, et connut son apogée au Xè siècle. Elle fut ravagée par Gengis Khan et ses Mongols, et négligée par Tamerlan, car elle était connue pour ses eaux pestilentielles. Elle retrouva sa prospérité au XVIIe siècle, devint vassale du tsar de Russie en 1873, connut une harmonie interconfessionnelle jusquau massacre des musulmans chiites par les sunnites en 1910, fut bombardée par lArmée Rouge, et devint une république soviétique. Nous débutons notre promenade par la visite de lArk, la forteresse des souverains, vieille de deux mille ans. Gravement endommagée en 1920 par un bombardement bolchevik, elle garde cependant quelques bâtiments : le corps de garde, et surtout la mosquée du vendredi, aux colonnes et chapiteaux sculptés en bois de karagatch, une essence rare proche du sycomore. Nous restons perplexes devant un curieux lion de marbre, dans la salle du trône. Cette statue fut érigée sur lordre de lémir de lépoque, qui avait vu la même en visite à Saint-Pétersbourg. Mais les artistes de Boukhara navaient jamais vu de lion, et travaillèrent sur les indications verbales que lémir voulut bien donner. Le résultat en fut une bête étrange, qui na quune vague ressemblance avec le roi des animaux ! Enfin, dernière curiosité qui ravira les touristes amateurs de sensations fortes et dhistoires tragiques, le zindan, prison où les émirs laissaient pourrir leurs prisonniers dans le " Puits aux insectes " grouillant de rats, de scorpions, de poux, de cancrelats et de tiques. Oyez, oyez, braves gens, la triste histoire qui advint à deux vaillants soldats de sa très gracieuse majesté la reine Victoria, telle que me la livra notre guide dAsie Centrale. Au cours de lhiver 1839, le lieutenant-colonel Charles Stoddart arriva à Boukhara, chargé de conclure une alliance avec lémir Nasroullah, avant que les Russes ne le fassent. Mais il circula à cheval alors quil aurait dû marcher, il marcha quand il aurait dû ramper (ah, cette morgue britannique !), et présenta une lettre du gouverneur général de lInde et non de la reine Victoria. En un mot, il neut pas lheur de plaire à Nasroullah. Il passa donc six mois à tenir compagnie aux rats, scorpions, poux, cancrelats et tiques, puis fut menacé de mort sil ne se convertissait pas à lIslam. Que vouliez-vous quil fit ? Quil mourût ? Nenni, il se convertit, reçut des vêtements propres et des appartements confortables (ah, cette clémence du tout-puissant émir !), la liberté de circuler dans la ville, et, cerise sur le gâteau, fut circoncis. Au bout de deux ans, un de ses compatriotes, le capitaine de lInfanterie légère du Bengale, Arthur Conolly, vint délivrer Stoddart, malencontreuse initiative, comme la suite le démontrera. Car peu de temps après, larmée de la Compagnie des Indes Orientales fut mise en déroute en Afghanistan, et notre émir, dans un sentiment mêlé de dépit et de jubilation (je reproduis le guide in extenso), put jeter ses deux captifs (lancien et le nouveau) dans le Puits aux insectes. Puis la grâce fut offerte à Conolly sil se convertissait à lIslam. Que vouliez-vous quil fit ? Quil mourût ? Gagné, il refusa, et les deux hommes, en juin 1842, furent décapités devant lArk, où lon pense que leurs corps reposent depuis. Londres ignorait tout de leur sort, jusquà ce quun vénérable et excentrique missionnaire de lEglise dAngleterre, le révérend Joseph Wolff, entrât à Boukhara en 1845, et prit possession du journal où Conolly, brave entre les braves, décrivait son désespoir au fond de son trou à rats. Wolff évita le même sort en faisant rire lémir. Il refusa de se convertir, mais se prosterna, se lissa la barbe et cria " Allah Akbar " trente fois de suite. Moralité : garde-toi des amis trop zélés, ou choisis-les avec le sens de lhumour ! Si vous cherchez la mosquée aux quarante colonnes, dite aussi la mosquée Bolo Khaouz, regardez près du bassin Khaouz. Un préau, soutenu par vingt piliers de bois de karagatch, reflète dans leau vingt autres colonnes. Le compte y est. Le minaret, à droite, pourtant construit au XXe siècle, fait concurrence à la Tour de Pise, et penche autant que sa consur. Dans le parc Samani, se trouve lun des plus anciens et des plus beaux monuments du monde, le mausolée dIsmaïl Samani. Recouvert de sable avant larrivée de Gengis Khan qui ny vit quune colline, le mausolée est en briques dargile cimentées au jaune duf et au lait de chamelle, et représente un merveilleux travail de dix-huit combinaisons différentes dassemblage. La construction reprend la conception Zoroastre du cube, la terre, surmonté dune coupole, le ciel. Notre jeune fille (musulmane non pratiquante, nous a-t-elle annoncé), nous explique que si lon tourne trois fois autour du bâtiment, on verra ses vux réalisés. Cest ce quelle a fait à loccasion de son examen dentrée à lUniversité de Boukhara pour devenir professeur, profession quelle a exercée deux ans avant de faire son stage de guide touristique. Sur un lac artificiel deau salée (toute leau est salée à Boukhara, et il faut en permanence drainer le sel autour des monuments pour ne pas quils seffondrent), sactivent des pédalos grinçants et barbotent les promeneurs du dimanche. À la sortie, un petit marché libre propose ses tissus. Il est tenu par les ouvriers des entreprises, qui sont payés en nature et viennent ici écouler leurs marchandises. Dans le parc, nous repérons le coin des gitans. Ils dorment ici avec leurs tentes et leurs braseros. Ils occupent un quartier dans Boukhara lhiver, mais sinstallent dans le parc lété pour mendier. Car les gitans vivent de la mendicité, ou plutôt, les femmes sont tenues de mendier pour faire vivre les enfants et les maris, qui trouveraient déshonorant de travailler. Un proverbe ouzbek dit dailleurs quépouser une bohémienne constitue une bonne opération. La Source de Job, où une eau curative a jailli du désert sur lordre du prophète de lAncien Testament, est lobjet dune fréquentation importante par les habitants de Boukhara. Leau de ce puits, protégé par une chapelle, est très saine, et nous sommes invités à y goûter. Des femmes viennent y remplir leur seau, quelles ramènent chez elles. Comme je lai déjà dit, leau à Boukhara est salée et non potable. Elle fut longtemps impure, et recelait des maladies dont le nom vous donne froid dans le dos : le " furoncle de Boukhara ", le " ver de Guinée " ... En 1968, le canal Amou-Boukharski, long de 180 kilomètres, apporta une alimentation supplémentaire en eau fournie par lAmou-Daria, au détriment de la Mer dAral, mais permit léradication de ces vilaines maladies. Le bazar situé à côté propose les produits habituels. Le dimanche est jour de foire, et la foule est dense. Les femmes font leurs achats, vêtues de pantalons bouffants à broderies dor sous leurs jupes, et de gilets à sequins. La broderie dor est une spécialité de Boukhara, et lon en voit partout. Les jeunes femmes ont leur calotte à pompons dor. Les uniformes des écolières sont à vendre pour la rentrée prochaine : robe bleue lété et brune lhiver, avec tablier dorgandi blanc pour les jours de fête, et de serge noire pour tous les jours. Nous déjeunons près du bassin Liab-i-Khaouz. Lendroit est vraiment agréable, mais notre plaisir est gâché par la présence dénormes frelons quattire la viande. Alicher et moi, qui craignons ces bestioles, terminons nos brochettes debout, loin des insectes piqueurs. La conversation entre nous quatre est un peu difficile, car Alicher ne parle quanglais, et notre guide, que le français ! Il nous faut donc choisir notre interlocuteur, et nous veillons, comme dans les débats politiques, à ne pas causer plus avec lun quavec lautre ! La mosquée Magok-i-Attari est la plus vieille mosquée de lAsie Centrale, et fut construite sur les restes dun temple zoroastrien du Vé siècle. Elle fut miraculeusement épargnée par Gengis Khan ... car elle avait été, avec ses coupoles basses de brique crue, recouverte de sable pour la protéger de lenvahisseur. Comme pour le mausolée dIsmaïl Samani, le procédé sétait montré efficace. Appartenant à lensemble Poï-Kalian, le minaret Kalian, ou Tour de la Mort, fut épargné par Gengis Khan, frappé par sa hauteur (quarante-sept mètres), qui lutilisa néanmoins à titre punitif, précipitant, de son faîte, tous ceux qui lui déplaisaient. Il est en briques crues montées en assemblages successifs, tous différents. Limmense mosquée est dominée par un dôme de céramique bleu qui scintille au soleil. Quant à la medersa Mir-i-Arab, qui complète lensemble, elle nous est refusée pour cause de travaux. Mais la vue de lextérieur constitue, à elle seule, un plaisir des yeux. Nous terminons par Tchor Minar et ses quatre minarets. Puis nous nous faisons beaux à lhôtel, et repartons le soir pour la soirée que nous a organisée Alicher. Nous allons assister à un spectacle de danses et de mode, suivi du dîner, à la medersa Nadir Divanbégui. Nous sommes installés au premier rang, avec table et fauteuils " à loccidentale ", ce qui est confortable. Dommage quil y ait tant de moustiques ! Les danses sont typiquement orientales, danses du ventre, contorsions et musique langoureuse itou. Les robes sont de couleurs vives, orange, violet, et les voiles de mousselines flottent au vent ... mais les danseuses, certes ouzbeks, sont du plus pur style russe, chevelure blonde et yeux bleus ! " Fausses nattes ", nous exclamons-nous en chur, dés quelles apparaissent, car elles portent, bien entendu, des nattes qui leur tombent aux mollets. Un vieil homme au manteau de velours bleu brodé dor accompagne une danseuse en chantant et dansant ... regagne ensuite les coulisses en sappuyant lourdement sur sa canne, et en ressort habillé en mimile ouzbek, gilet de peau blanc et calotte de dentelle sur la tête ! Ce spectacle oriental est suivi dun défilé de mode, dont les modèles, présentés par des mannequins superbes, sont " en vente dans les boutiques du patio ". Les modèles sont magnifiques et reprennent les traditions du pays, manteaux de soie, toques, broderies. Cest beau (mais cest cher constaterai-je plus tard). Les filles sont grandes et minces, très sophistiquées, marchent en se déhanchant comme à Paris, mais manquent encore un peu dexpérience. Lune delles perd son escarpin au talon de quinze centimètres, le ramasse et reprend le défilé en pouffant dans ses mains. Le repas qui suit est excellent (nous aurons toujours bien mangé dans ce pays). Bouillon de pot-au-feu parfumé de thym et de cerfeuil, aubergines grillées et raviolis cuits à la vapeur, et des bières hors de prix. Alicher nous questionne sur notre mode de vie. Il est effaré dapprendre que Lucile, tout comme son père quand il était petit, prend lavion seule depuis lâge de quatre ans, un écriteau autour du cou. Arrive une de ses copines, guide comme lui (Nous constaterons quAlicher, tout amoureux quil soit de sa jeune femme, connaît un nombre important de " friends " féminines, toutes plus jolies les unes que les autres !). Elle est haute comme trois pommes, fait quinze ans dâge, est mariée avec un bébé dun an, et cornaque une famille française quelle emmène dans le désert pour trois jours. Ils voyageront à dos de chameau, et coucheront dans des yourtes, où lon peut dormir à douze en rond. Bon voyage ! Douche et badigeonnage de repellent anti-moustique. Nous décidons de garder la climatisation qui, espérons-le, va anesthésier ces maudites bestioles.
LUNDI 21 AOUT BOUKHARA
Nous partons tôt seuls pour un petit tour photo (toujours cette beauté des monuments sous le soleil rasant). Nous suivons deux touristes japonaises que nous avons vues grimper sur le toit de la medersa Oulough Beg. Belle vue, belles photos ... et beau bakchich à donner à celui qui nous a laissé monter ! Nous bavardons avec notre guide dans le patio en attendant larrivée dAlicher. Elle voudrait bien devenir guide sur un voyage, et non plus sur un site, mais pour cela, il faudrait quelle aille habiter à Khiva, Samarkand ou Tachkent, car Boukhara étant au milieu du périple, aucun circuit ne part de cette ville. Mais voilà, Maman sy oppose. Et pourtant, notre amie a des parents évolués et intellectuels. Son père est professeur géomètre, sa mère est professeur de langues appliquées à la faculté de médecine et son frère de dix-sept ans fait des études de comptabilité. Mais linfluence des parents sur les jeunes reste très forte. Elle-même était amoureuse dun garçon qui laimait aussi. Leur histoire sest arrêtée là car son soupirant a dû obéir à ses parents qui avaient prévu pour lui un autre parti, et épouser la jeune fille quon lui avait choisie. Nous partons à lextérieur de la ville, pour la khanaga Nakshbandi. Ancien siège des derviches de lordre Nakshbandi, elle est devenue un lieu de pèlerinage car elle abrite le mausolée de Bakautdin, vénéré par les Soufis. Nous tombons dailleurs sur un groupe de Soufis européens, qui, assis en rond autour dun imam, récitent avec lui des prières, paumes des mains tournées vers le ciel. Les femmes sont coiffées dun voile ou dun chapeau. Lune delles arbore un grand canotier de paille enrubanné de mousseline orange, et porte un tee-shirt qui lui découvre la moitié de lestomac. Drôle de tenue ! Ils chantent des mélopées en arabe, dodelinent du chef et du buste, yeux fermés, et accélèrent peu à peu la cadence, pour finir sur des tremblements frénétiques " Allah Allah, Bismilla, Bismilla ... " - Impressionnant. Pendant quils prient, nous bavardons à lécart avec leur guide qui parle français. Il nous fait rire en nous donnant des détails sur le groupe. Il comporte des Allemands, des Autrichiens, des Espagnols et des Français, et le siège est à Vienne. Ils sont tous convertis à lIslam, font un pèlerinage sur les hauts lieux du soufisme, et pratiquent aussi la thérapie par la musique. Ils nous donnent un aperçu de leurs talents vocaux, et ce nest pas triste ! Nous sommes un peu effarés, et deux vénérables Ouzbeks, assis à lentrée de la mosquée, les regardent, interloqués eux aussi. Leur guide sarrache les cheveux, car il a un mal fou à leur organiser le voyage. Il lui faut repérer tous les monuments soufis et prévoir en priorité leur visite, les autres sites venant après, sil reste du temps. Et que dire des repas ! Les Ouzbeks mangent beaucoup de crudités. Or eux refusent les tomates, les aubergines, les pommes de terre, mais mangeraient de la viande à tous les plats. Nous compatissons ... et nous rirons quand nous serons seuls avec notre amie qui nous dira que son pauvre collègue tombe toujours sur les groupes de touristes les plus tordus. Cest pas la chance ! Dans la voiture qui nous emmène au Palais dEté, notre jeune guide nous raconte un peu sa vie. Champs de coton et vignes sont cultivés au nom de lEtat. Les étudiants participent obligatoirement à la cueillette du coton, mais doivent payer leur repas. Ils sont rémunérés deux soms au kilo, mais sils ne récoltent pas une quantité minimum de coton, on leur prélève, sur leur bourse, la différence non réalisée. Elle nous dit quelle na jamais pu dépasser quarante-huit kilos et en a toujours été pour ses frais. Il faut passer le cap des cents kilos pour que lopération devienne lucrative. Les étudiantes ramassent le coton, les jeunes gens le portent. Elle a tenu le coup deux ans, puis sest fait porter pâle en fournissant un certificat médical. Il paraît que dans les jours qui précèdent la cueillette, 50 % des étudiants tombent malades ! Le Palais dEté du dernier émir de Boukhara est un bâtiment kitsch du plus mauvais goût. Lémir voulait fuir les émanations nauséabondes du centre de Boukhara. Pour repérer lendroit le plus sain des environs, il fit installer à chacun des angles de la ville quatre morceaux de viande, et attendit de voir. Un seul morceau ne pourrit pas. On suppose quil boucana (à Boukhara, ah, ah !), et que lémir, par conséquent, ny pourrirait pas non plus. La façade blanche fait penser à Leningrad, les stucs intérieurs sont revêtus de couleurs criardes, le mobilier empire est hideux. Et nous avons de la chance, car les bolcheviks ont fait main basse sur les feuilles dor qui recouvraient généreusement les murs ! Dehors, face à un bassin où nageaient le soir les concubines, lémir, installé au sommet dun mirador façon kiosque haut sur pattes, jetait une pomme sur la tête de londine qui avait eu le bonheur de lui plaire, et passait la nuit avec elle. Nous faisons une pause sur un lit ouzbek, à lombre des grands arbres du parc, thé, gâteaux et melons. Cest vrai que notre jeune guide aime les gâteaux ! Nous déjeunons tous les quatre (Alicher nous attend dans la voiture en lisant un roman policier pendant que se passent nos visites), sur le bord de la grande route. Nous sommes dans un patio quun bassin avec jet deau est censé rafraîchir. Hélas, la cour intérieure est entourée de petits salons privés isolés par des murs de bambou, qui empêchent lair de circuler alors quil fait plus de 40° aujourdhui. Un gamin est chargé de jeter sur le sol de larges seaux deau puisée dans le bassin, pour contribuer à baisser la chaleur ambiante. Nous avons à peine le temps de lever les pieds, floc, le seau est pour nous. Sur la margelle, un aigle attaché par une longe, se fait asperger avec délices par les gouttelettes du jet deau. Puis il se met au soleil, étendant béatement ses grandes ailes pour les faire sécher. Il finit par sendormir, bien calé sur ses pattes, la tête penchée en avant, les yeux clos. Nous avons droit aux petits mézés habituels, dont le fromage blanc que Christian aime tant, suivis de brochettes qui se mangent avec des oignons crus. Nous faisons nos adieux à la guide après le repas (impossible aujourdhui, de me souvenir de son nom !), accompagnés des remerciements dusage, et Alicher nous reconduit à lhôtel. Nous allons illico à la poste nous fournir en timbres. Nous pénétrons dans un passage obscur, au sol en terre battue défoncé, noir de crasse, comme si un garage avait existé à cet endroit. Au fond du passage, que nous atteignons après de savants virages pour éviter les flaques deau stagnante, nous trouvons une vilaine porte, que nous franchissons. Et là, ô surprise, nous nous trouvons dans une poste de petit village telle quon peut en voir dans notre France profonde. Tables et chaises en vieux bois, comptoir séparé du public par un grillage. Les quatre préposés sont attablés derrière, et prennent leur repas. Deux dentre eux se lèvent et viennent nous voir, lun parce quil vend cartes postales et timbres, lautre parce quil parle un peu anglais et traduit pour son collègue. Nous achetons des timbres par avion, un cavalier persan superbe sur fond doré, plus cinq autres, pour courrier acheminé par terre, afin que Charlotte ait un assortiment pour sa collection. Après un repos douche et sieste, nous ressortons vers seize heures trente. Il fait encore 40° et lair est brûlant. Nous rasons les murs pour éviter le soleil, et faisons les souks. Les frelons ayant quitté le bassin Liab-i-Khaouz, nous nous octroyons une pause bière. Assis à la table voisine, toute une famille ouzbek prend le thé. Le plus jeune des enfants, un garçon de dix ans, na visiblement pas encore coupé le cordon qui le relie à sa mère. Il se serre contre elle, et joue avec sa très (et vraie) longue natte. Il la tripote, sen fait une moustache, puis une perruque, tandis que la propriétaire de la natte, imperturbable, continue de parler avec le reste de la famille. Nous dînons le soir à la même medersa quhier, mais sans spectacle, de riz et de tajine de carottes-mouton délicieux. Nos soufis sont là. Je narrive pas à voir ce quils ont dans leurs assiettes, mais ils mangent ! Ils doivent également avoir des sous, car les femmes ont dévalisé la boutique aux vêtements de mode si chers (pour moi). Allah, Allah, donne-moi des sous pour que je machète aussi des jolis vêtements !
MARDI 22 AOUT BOUKHARA / SAMARKAND
Notre petit-déjeuner est parfait. Nous avons pour voisins un couple dAllemands qui voyagent avec leur fils et la petite amie de celui-ci. Celle-ci étant anglaise, ils parlent tous anglais quand elle est là, et je mémerveille de cette facilité. Ce nest pas moi qui me réveillerais un beau matin en parlant anglais fluente ! Nous quittons rapidement les faubourgs de Boukhara, et roulons au travers dune zone de caillasses grises et noires mêlées de sable et dépineux qui roulent sous leffet du vent. Au loin, des torchères brûlent et des puits de pétrole profilent leurs silhouettes maigres sur un ciel brumeux de chaleur. Ce nest pas le désert fier et sauvage de lAtlantide ! Cette étendue monotone, ponctuée de poteaux électriques, est, parfois (mais pas souvent), interrompue par les oasis que nous traversons, plantées de vignes, de vergers, et de champs de coton. Auprès de chaque habitation, de jeunes arbres. Lorsquun enfant naît à la campagne, un arbre est planté dehors. Et le jour où lenfant, devenu grand, se marie, larbre est coupé pour servir de toiture à la maison de pisé qui abritera le jeune couple. À intervalles réguliers, des panneaux publicitaires sont là pour inciter les Ouzbeks à se conduire comme de bons citoyens, du style : " LOuzbékistan deviendra un grand pays si tout le monde y met du sien " . Nous doublons des camions qui constituent de vrais dangers ambulants. Remplis de gravillons, voire de vraies pierres, et sans hayon à larrière, ils laissent gentiment tomber sur la chaussée (et sur les voitures qui suivent) une partie de leurs chargements. Nous passons des contrôles de police, mais ce sont les camions et les bus qui les intéressent, car ils sont susceptibles de convoyer de la drogue venant du Tadjikistan ou de lAfghanistan vers la Russie, pas les voitures particulières. Je men étonne, car si les voitures ne sont pas contrôlées, pourquoi ne pas utiliser ce moyen de transport ? Mais Alicher me dit que, pour les petits passeurs, besogneux et pas riches, utiliser une voiture de tourisme grèverait leurs frais de transport ... et puis, rajoute Christian, tout ému de se retrouver sur la route de la drogue, comment la police pourrait-elle éviter de fouiller malencontreusement la voiture dun apparatchik, qui lui, transporte sa grosse quantité de drogue ? Nous avons pris la route du Sud et longeons la frontière turkmène, car nous avons souhaité passer par Chahrissabz, ville natale de Tamerlan. Dans les bourgades, voisinent les yourtes blanches et les cabanes dargile crue. Nous faisons un arrêt marche-Christian, cigarette-Ali et pipi-moi au bord dune station dessence pas piquée des hannetons. La cahute des WC est en pleine campagne, sans porte mais, heureusement, tournée vers les champs de coton ... dans lesquels des gens sactivent à la cueillette. Et les ballots blancs, gonflés et rebondis, saccumulent au bord de la route. Aux heures caniculaires de la journée, les champs sont désertés pour des siestes à lombre, et les ballots laissés sans surveillance. Personne ne les vole, car le châtiment qui ici attend les voleurs est tout simplement la mort. Après quelques difficultés de repérage, la carte de Christian, et les demandes dAlicher aux gens que nous rencontrons, nous permettent darriver à Chahrissabz la Timouride où nous sommes attendus par un guide parlant anglais. La ville est située à 650 mètres daltitude, et constitue un mélange de trente nationalités. Mais les Tartares, les Polonais et les Juifs sont presque tous partis. Ces derniers envoient encore régulièrement de largent à des Ouzbeks dici pour quils entretiennent leurs cimetières juifs. Ce qui est fait. Du Palais Ak-Saraï, vaste résidence de Tamerlan, ne subsiste que larche de lentrée principale, de taille impressionnante, car à lépoque des Khans de Boukhara, on manqua dargent pour en continuer lentretien. Mais on peut encore visiter la Mosquée Bleue, aux colonnes en orme (pour les plus anciennes, les plus récentes ont été refaites en peuplier, lorme étant devenu introuvable), et le mausolée que Timour, dit Tamerlan le Boiteux, fit construire pour son fils préféré, mort à vingt-trois ans dune méningite. Il est une heure cinq, et le muezzin officie du haut du minaret Dorous Siadad, appelant à la prière en se bouchant les oreilles. Les fidèles doivent sasseoir lorsquils entendent le muezzin, mais notre guide, qui est entre deux cultures, reste debout avec nous. " Il pratiquera quand il sera vieux " dit-il. Nous admirons les noces, posant pour la photo face à la statue de Tamerlan, devant des vases de fleurs artificielles rajoutés pour faire beau. Beaucoup de mariages ont lieu en août, car il faut toujours y convier amis et voisins, ce qui fait entre cinquante à cinq cents personnes ! Or lété, les fruits et les légumes sont beaucoup moins chers, et seule la viande reste un poste important du budget. Nous avons la chance de voir plusieurs mariages. Pour le plus riche, la musique est présente, tambours, flûtes, et même de grands buccins qui traînent jusquà terre, comme ceux que nous avons vus au Tibet. La mariée est en robe blanche, guirlande de roses et voile de tulle sur la tête, et dans les bras, tient une immense gerbe de fleurs laissée dans son emballage. Le marié a un costume noir, et les amis sont sur leur trente et un. Devant la mosquée, cest une mariée de tulle blanc dissimulée derrière un châle de prières multicolore, qui est conduite devant limam par un marié revêtu de son manteau à grosses rayures. Voilà le téléphone portable du guide qui sonne. Un groupe de touristes français vient darriver, et il est le seul à savoir parler anglais. Il nous quitte donc précipitamment, mais ce nest pas grave car la visite est terminée ! Nous déjeunons à lhôtel Chahrissabz, où se retrouvent tous les touristes. Bien évidemment, je visite les pipi-rooms. Des Japonaises de tous âges attendent leur tour, certaines en robe traditionnelle, obi à la taille, socques de bois et socquettes blanches aux pieds. Lattente est longue, car il ny a pas de chasse deau, et une vieille dame ouzbek, après chaque passage dans le WC, y jette un gobelet quelle remplit au lavabo. Et voilà quelle sabsente à son tour, laissant son gobelet vide sur le bord du lavabo. Je fais signe à la Japonaise qui est devant moi quelle peut le remplir et entrer à son tour dans les petits-coins, et la voilà qui prend un air dégoûté, me montre le gobelet et je comprends que pour rien au monde elle ne toucherait celui-ci. Je mempare du gobelet, le remplis, et lui pique son tour, la laissant, elle et ses compatriotes, à leurs chochoteries. Je retrouve Christian qui bavarde à lentrée avec une femme qui cornaque le groupe pour lequel notre guide a dû écourter notre visite. Elle est très étonnée que nous voyagions seuls avec un chauffeur ne parlant quanglais, car pour elle, un Français ne sait pas parler anglais. Et me voilà qui arrive et, ne la connaissant pas et ignorant quelle parle français, mexcuse en anglais davoir été si longue. Et elle de sécrier : " Votre femme aussi parle anglais ! ". Je ne suis pas peu fière. Nous reprenons la route, et retrouvons les contrôles de police. Il fait une chaleur torride, et les policiers restent affalés à lombre de leur cagnotte. Cest un jeune qui vient vérifier notre laissez-passer et lever la barrière. Christian demande sil reçoit un salaire de la police. Non, il est payé par les policiers pour faire le travail à leur place quand il fait trop chaud, les policiers touchant eux-mêmes un bakchich des camionneurs quils laissent passer, car cette portion de route est interdite aux poids lourds ! Nous passons le col de Tachtakaratcha à 2000 mètres daltitude, et admirons la route en lacets qui part vers la frontière, et la vue des montagnes de lAsie Centrale. Puis nous redescendons le long dune vallée plus riche, où paissent des chevaux, des ânes et des vaches. Des cantonniers nous regardent passer, la pelle sur lépaule. Christian ironise (cest facile, il est assis bien au frais dans une voiture climatisée) : il y a deux positions chez le cantonnier, la pelle sur lépaule, ou appuyé sur la pelle. Le matin, on tire à pile ou face. Pile, lépaule, face, lappui. Si la pièce tombe sur la tranche, on travaille ! Nous voici arrivés à Samarkand, à lhôtel Afrasiad. Nous défaisons nos valises, prenons une douche, et partons tous les deux en repérage. Ah ! Samarkand ! Christian en rêvait depuis déjà bien longtemps, et avait espéré y aller par la Russie en 1981. Hélas, les voyages pour cette destination étaient complets, et nous avions fêté la fin de lannée sous la neige à Leningrad, Moscou et Souzdal. Cela navait pas été déplaisant, mais le mythe de Samarkand était toujours vivace dans nos esprits, et voilà que nous étions rendus, enfin ! Nous gagnons à pied le Reghistan, qui signifie Place du sable, car du sable était répandu sur le sol pour étancher le sang des exécutions publiques qui avaient encore lieu ici au tout début de ce siècle. Cest époustouflant de beauté. Sincèrement, je navais jamais vu avant densemble aussi harmonieux. Par une belle esplanade et de larges escaliers, nous parvenons sur une vaste place carrée, bordée sur ses trois côtés par trois medersas aux immenses portes et aux coupoles bleu pétrole. La madrasa Oulough Beg a une mosaïque semée détoiles et de motifs géométriques entrelacés, et son arche est flanquée de deux minarets, décorés également, et surmontés de chapiteaux. Lintérieur, qui comporte deux étages de cellules, est lui aussi entièrement tapissé de céramiques. La madrasa Chir Dor, qui lui fait face, est étonnante. Deux lions " tigrés " (ils ont une robe rayée comme celle des tigres) se font face, surmontés de deux soleils levants à visage humain. Et ses deux coupoles nervurées brillent au soleil. La madrasa Tillia Kari, qui les sépare sur le troisième côté, est peut-être la plus belle des trois. Sa grande porte carrée est prolongée par deux ailes de deux niveaux de loggias superposées, terminées par deux petites tours à coupoles. Un dôme, ventru et couleur turquoise, émerge en retrait, vibrant sur le bleu acide de la lumière. Dieu, quelle splendeur ! Au centre de la place, des jeunes filles et des soldats répètent en musique et au pas cadencé les danses qui accompagneront la célébration de la fête de lindépendance, qui aura lieu le 1er septembre. Honnêtement, quelques répétitions supplémentaires ne seront pas de trop ! Le malheureux animateur des festivités sépoumone dans un haut-parleur, tandis que les artistes dun jour, totalement indisciplinés, bavardent entre eux, nous regardent en douce, et loupent leur pas ! Nous pénétrons à lintérieur de la madrasa Chir Dor, et flânons le long des boutiques. Une des commerçante regarde le petit sac de tissu brodé dans lequel je mets mes kleenex. Elle le tâte, admirative, et me demande en anglais doù il vient : " From ? " - " De Chine " - " De Chine ? " répète-t-elle, incrédule en se tirant les yeux vers les tempes pour être sûre davoir bien compris. " Est-ce de la peinture ? " - " Non, de la broderie " - " Combien las-tu payé ? " - " Un dollar " - " Un dollar ! Alors je te lachète un dollar ". Et Christian lui dit : " Oui, un dollar, plus le prix du billet davion pour aller en Chine ", et tout le monde sesclaffe. Et les questions continuent. " Des enfants, des petits-enfants ? " Oui, et un chien. " Ah, un chien-fille ou un chien-garçon ? " etc ... Alicher nous emmène dîner, nous demandant si nous ne voyons pas dinconvénient à ce que le chauffeur des cinq Français vienne avec nous. Il le connaît, et il lui fait pitié, tout seul avec ses touristes à qui il ne peut dire trois mots. Bien sûr, cest oui. Nous ne pourrons lui dire grand chose, mais au moins, pourra-t-il bavarder avec Alicher. Nous nous retrouvons dans une guinguette avec isbas russes, et grandes tables et bancs de bois vernis. Les brochettes sont bonnes et les danses, exotiques en diable. Mais Alicher est comme moi, il trouve la danseuse un peu vulgaire, et un peu trop en chair. Il préfère les petits modèles " et sans paillettes " précise-t-il ! Nous sirotons un petit verre de vodka en écoutant " Les feuilles mortes " jouées sur un rythme de jazz. Sur le chemin du retour, nous apercevons un grand mariage qui se déroule dans les jardins dun grand café réquisitionné pour la circonstance. Nous jetons un il à travers les bâches tendues pour isoler les convives des regards de curieux comme nous. De grandes tables entourent un orchestre et une estrade sur laquelle officie une danseuse, toutes paillettes dehors. Les hommes sont dun côté, les femmes de lautre. Alicher nous dit quil sagit dun riche mariage, car il a reconnu la danseuse et le chanteur, célèbres dans tout lOuzbékistan, et venus tout exprès de Tachkent pour la cérémonie.
MERCREDI 23 AOUT SAMARKAND
Le petit-déjeuner est de style soviétique des années soixante. Le serveur, après nous avoir apporté notre café, me propose dun geste furtif une petite boîte à demi dissimulée sous une serviette. Cest du caviar, moins cher, paraît-il quen Russie. Nous déclinons. Nous faisons connaissance de notre guide, Catherine. Toute petite et menue, elle est châtain clair, les yeux bleus, et porte une jupe ultra mini de faux cuir. Elle est polonaise par son père et moitié russe, moitié tadjik par sa mère, et elle est de confession musulmane. Elle a vingt-quatre ans, nest pas mariée et vit chez ses parents. Pour décourager les garçons qui seraient tentés de limportuner, elle porte une fausse alliance à la main gauche. Alicher trouve que cela porte malheur ! Elle parle très bien français et a accompagné son patron à Paris pendant quatre jours pour lui servir dinterprète. Elle est du genre autoritaire, récite son texte de façon un peu mécanique et appliquée, et ne tarit pas déloge sur lOuzbékistan, sa splendeur, la sécurité qui y règne etc ... Attention, évitons les réflexions de mauvais goût dont Christian et moi sommes coutumiers ! Je me fais dailleurs rappeler à lordre, car cest vilain de dire " Tamerlan " (le boiteux), il faut rendre au héros national son vrai nom, Timour. Elle nous donne les mensurations des monuments que nous regardons, et vérifie que nous avons bien retenu : " Combien de nervures sur cette coupole ? ". Christian apprécie modérément ! Nous revoyons avec elle le Reghistan, puis, longeant une rue de petits commerces, nous atteignons la mosquée Bibi Khanym. Elle est malheureusement en travaux, et nous ne pouvons ladmirer que de lextérieur. Selon la légende, cest la première femme chinoise de Tamerlan, pardon, Timour, qui souhaita lui faire la surprise de ce colossal monument à son retour de la campagne dInde. En fait, il eut surtout la surprise de voir sur son cou un suçon laissé par le galant architecte persan. Timour, bien sûr, voulut le mettre à mort, mais lamoureux senfuit en haut de lun des minarets quil venait de construire, sélança et senvola pour la Perse. La mosquée Bibi Khanym est lune des plus grandes mosquées du monde. Elle commença hélas à se détériorer avant même la mort de Timour. Deux tremblements de terre, lun au XVIIe siècle, lautre en 1897, lendommagèrent à leur tour. Une campagne de reconstruction est en cours depuis plusieurs années, mais les fonds manquent, et les échafaudages et la grue font à présent partie du paysage de Samarkand. Elle nen reste pas moins magnifique, avec ses deux immenses coupoles de mosaïques de majolique. Christian, toujours intrépide, monte au minaret, pendant que je bavarde avec Catherine. Elle aime mes chaussures. " Combien les ai-je payées ? " - " Deux cent cinquante francs ". Elle trouve que cela nest pas cher. Elle décide de porter le sac à dos de Christian, légèrement fatigué par sa grimpette. Elle sest acheté un sac à dos pendant son séjour en France, et lorsquelle le porte ici, elle fait " touriste ", dit-elle, au point que les gens du coin lui demandent : " Where are you from ", et quelle leur répond en anglais " From Ouzbékistan " ! Nous partons errer dans le bazar voisin, mi-marché en plein air, mi-halle couverte. Les gens saffairent devant les étals. Les fournitures scolaires, livres et cartables, et les uniformes, sont déjà en vente pour la rentrée. Nous voyons peu de femmes voilées, beaucoup ont des manches courtes, la plupart portent des pantalons bouffants sous leurs jupes, et toujours ces vilains tissus de velours pané aux couleurs criardes, orange, violet, ces broderies dor sur mousseline, ces satins rose fluo. Tout cet or et ces paillettes miroitent au soleil. Même les gamines sont affublées de ces horreurs ! Christian en photographie deux, sous le regard plein de fierté de leur mère, qui nous sourit de toutes ses dents en or. Habillées pareil comme des jumelles, dune jupe à volants de satin rose vif et dun corset de velours noir orné de petits nuds du même satin, elles portent le même nud dans leurs cheveux coupés très courts. Car jusquà dix, douze ans, les petites filles ont les cheveux coupés ras, comme les garçons, à cause des poux qui, comme chez nous, sévissent à lécole. Christian sachète une toque ouzbek ! Nous déjeunons au restaurant des oiseaux, qui abrite un aigle empaillé et cinq vivants mais tenus en laisse, deux paons ... et un lapin. À la table voisine, un groupe de touristes allemands du troisième âge se restaurent. Ils sont venus dAllemagne dans un car, où les sièges se transforment en couchettes pour la nuit. Jadmire. Alicher me dit, en plaisantant, quil aimerait bien faire comme eux quand il aura soixante-dix-huit ans, mais avec une jeune femme, ce qui serait à mon avis très fatigant pour lui. Christian renchérit, et confirme quà son âge, cest mieux davoir une femme comme moi ... même si parfois, il trouve cela un peu ennuyeux ! Je ris avec eux. Les Japonais vus à Chahrissabz sont là. Certains ont, comme Christian, préparé leur voyage, avec photo des monuments sur une page, texte en japonais en face, et un blanc pour y noter les commentaires du guide recueillis sur place. Catherine nous fait remarquer quelle naime pas les Japonais car ils crachent par terre, et Alicher approuve en disant que cest très sale. Je les imagine en Chine ! Catherine me demande mon âge. " Vous avez quarante-six ans, dit-elle ? " - " Non, soixante et un. " - " Je vous donnais lâge de ma mère, car vous navez pas la silhouette dune femme de soixante ans ". Quon se le dise ! Nous poursuivons notre visite par la nécropole royale Chah-i-Zinda. La rue des mausolées est étroite, et bordée de monuments. Certaines des tombes sont dédiées à des femmes aimées de Timour. Les façades sont admirables, et le travail de la céramique, allié à celui de la terre cuite, est extraordinaire : fleurs stylisées, calligraphies et dessins géométriques, et toutes les nuances de bleu. Nous passons par le cimetière qui surplombe la nécropole, pour aller chercher le meilleur point de vue. La coutume daujourdhui veut que les grandes stèles de marbre noir, érigées verticalement sur les tombes, reproduisent en grisé la photo du visage des défunts, ce qui est surprenant dans un pays islamique. Tous ces visages à grande échelle, jeunes ou moins jeunes, si expressifs, si vivants, surgis ainsi de la terre, donne limpression dune immense foule en train de ressusciter. À lentrée de la nécropole, un imam, assis sur un banc, récite des prières à la demande de fidèles, penchés vers lui avec respect. Cela me rappelle le confessionnal ! Catherine explique à la gardienne que nous souhaitons revenir demain matin, mais seuls. Elle est daccord pour nous laisser entrer sans que nous reprenions un ticket. Alors, à demain. Nous débutons la soirée par un spectacle de danses et de musique à la medresa Sher Dor. Le thème reprend lhistoire de Roméo et Juliette nous dit Catherine, mais comme, je lai déjà mentionné, les Ouzbeks sont très sentimentaux. Lhistoire finit donc bien, les parents sinclinent devant lamour des deux jeunes gens, le mariage a lieu, et le spectacle se termine sur la présentation du bébé, qui a lieu, selon la coutume, quarante jours après la naissance. : " Ils se marièrent, furent heureux, et eurent beaucoup denfants ". Nous sommes assis sur un grand lit ouzbek, et picorons des raisins secs et des sucreries accompagnés dune bière, tout en prenant connaissance du petit texte, rédigé dans un français que les fautes dorthographe et de grammaire rendent difficilement compréhensible. Jugez plutôt : " Le viellard sort a la scene le premier en chautaut quil a perdu son coq et sa evoque le rire et les plaisanteries dans le peuple " ! Foin dironie, le cadre est superbe et la medersa sert de décor à la pièce. Le muezzin appelle depuis la loggia du premier étage, on enferme la fiancée récalcitrante derrière la porte grillagée dune cellule, on la retrouve au balcon etc ... Les musiciens sont excellents, beaux manteaux, beaux instruments, dont un genre de harpe sur trois pieds magnifique. À la fin de la pièce, tourisme oblige, les danseurs et les danseuses invitent les spectateurs à venir danser avec eux. Se contorsionner sur une musique orientale est au-dessus de nos capacités et nous déclinons poliment. Nous faisons nos adieux à Catherine après le spectacle. Mercis et pourboires sont échangés de part et dautre. Catherine nous transmet " le respect de son agence de voyage ". Elle na pas ajouté " pour les honorables voyageurs que nous sommes ", mais cest tout comme ! Nous dînons chez lhabitant, pour que nous puissions voir ce quest une maison typique, nous explique Alicher. Je nai rien contre, mais, de la maison, qui fait aussi office de Bed and Breakfeast, nous ne verrons que le patio. Notre petite table est dressée pas loin dune grande tablée de Chinois de Taiwan, qui en sont déjà au dessert, et mont lair pas mal échauffés par la vodka. Des femmes saffairent à nous servir, des bébés pleurent, des enfants jouent. Trois familles habitent ici, les parents, leurs deux fils et leurs femmes, et les enfants des jeunes couples. Le repas est moyen, le vin genre porto est piqué, et les légumes, marinés dans le vinaigre, trop acides.
JEUDI 24 AOUT SAMARKAND / TACHKENT / FRANCFORT / PARIS
Nous prenons notre petit-déjeuner assez tôt, pour revoir la rue des Mausolées et le Reghistan. Ce nest pas le même gardien qui nous reçoit à la nécropole, et celui-ci ne veut rien savoir pour nous laisser entrer. Heureusement, alertée par nos voix qui nont rien douzbeks, la gentille femme dhier sort de la loge, et nous fait signe de passer. Et nous pouvons, une dernière fois, ouvrir tout grands nos yeux sur les merveilles de Samarkand. Retour à lhôtel, et départ pour Tachkent, à travers une zone de vergers et de vignobles. Notre avion pour Paris ne part que dans la nuit, et Alicher nous propose de venir passer la soirée chez lui, il a prévenu sa femme qui serait heureuse de faire notre connaissance, et nous ferait voir la cassette de leur mariage. Nous acceptons avec plaisir. Nous déjeunons sur la route, à la sortie de Samarkand, de brochettes et de fromage blanc, assis confortablement sous une treille ... mais entourés de guêpes, et pire, de frelons. Puis nous reprenons la route. Il fait très chaud, et des petites montagnes se profilent sur notre droite, à travers une brume de chaleur. La circulation est quasiment inexistante, car les camions et les voitures non climatisées sarrêtent aux heures brûlantes de la journée et font la pause sur les lits de repos des restoroutes. Le long de la route, des gens accroupis à lombre de peupliers badigeonnés de chaux à mi-hauteur, attendent quon leur achète les grosses pommes rouges quils exposent au soleil, soigneusement empilées. En contrebas, une vois ferrée longe les traces encore humides dune rivière, qui brillent au soleil. Une zone de limon, couverte de cultures, sest développée de part et dautre du lit. Lherbe est sèche et jaune, le ciel, dun bleu lumineux. Des troupeaux paissent, chèvres, moutons, et puis des vaches. Nous effectuons un arrêt gambette-cigarette, et le reste, sous un pont, pour profiter de son ombre. Une voiture de police sy trouve déjà. Alister et le policier se serrent la main. Remonté dans la voiture, Christian demande à notre ami sil le connaît. Non, mais ici, les gens se serrent toujours la main pour se saluer. Nous entrons au Kazakhstan à quinze heures trente ... pour en ressortir à quinze heures cinquante ! Nous franchissons le Syr Daria, qui arrose le nord du Pamir, louest du Tian Shan et la plaine du Ferghana ; mais comme lAmou Daria, il est en majeure partie détourné par des canaux dirrigation avant datteindre la mer dAral mille kilomètres plus loin. Dans la région de Tachkent, sur la vaste plaine, sétendent les champs de coton, dont beaucoup ont déjà leurs boules blanches. Des peupleraies avec des champs de maïs et de choux. Il est seize heures trente et les camions roulent à nouveau. Un gamin, juché sur son cheval, conduit ses vaches. Un autre fait la même chose, mais sans cheval. Alicher a mis la radio. Le haut-parleur est derrière moi, et la musique, qui grésille à tel point que je ne sais si les chansons sont en ouzbek ou en anglais, mécorche les oreilles. Je ne dis rien, car nous arrivons au terme de notre voyage et notre Alicher sent lécurie. Le pauvre continue à tousser à fendre lâme et a prévu daller dès demain voir un docteur. Nous voici parvenus à Tachkent, et nous nous rendons à lagence de voyage Seram. Le correspondant de Voyageurs du Monde est une agence privée. Nous visitons les locaux, où travaille toute une équipe de jeunes, devant leurs ordinateurs. Vladimir est au téléphone avec la France. Nous lentendons expliquer longuement à son interlocuteur que, pour septembre, il y a trop de touristes par rapport au nombre dhôtels disponibles en Ouzbékistan, et que ce nest donc pas la bonne saison. Enfin libéré de ses obligations, il vient nous voir et senquérir de la manière dont sest déroulé notre voyage. Nous ne tarissons pas déloges sur lorganisation de Seram : tout était parfait, la voiture, le chauffeur, les hôtels, les guides etc ... Il en est heureux car, ajoute-t-il, Monsieur Chen, de Voyageurs du Monde à Paris, avait à maintes reprises insisté pour que nous soyons bien soignés. Nous comprenons quen fait, nous constituons le premier voyage de V. du M. sous-traité à Seram sur lOuzbékistan. Nous étions en quelque sorte des cobayes ... qui furent choyés comme des papes, ce qui explique les changements dhôtels en mieux, les guides parlant tous le français dans les villes, et les repas du soir, que nous aurions dû normalement assumés ! Nous en remercions encore une fois Vladimir, lassurons de tout le bien que nous dirons de son agence une fois à Paris, et récupérons la dutar et la dap. Nous repartons avec Alicher, qui va rester avec nous jusquau départ de lavion, et comme nous sommes en fin daprès-midi, allons flâner sur les " Champs Elysées ", ainsi prénommés en référence à vous voyez quoi. Nous nous promenons dans les vastes allées ombragées, longeant des petits métiers, portraitistes, vendeurs de cochonneries diverses (dont des bracelets et des colliers phosphorescents comme chez nous dans les foires), ou loueurs de karaoké : pour trois francs, vous pouvez vous asseoir, prendre un micro, et devant une cassette du clip et de la musique de votre choix, vous faites profiter tous les passants de vos talents vocaux. Souvent les stands de karaoké se font suite, et lon profite ainsi de plusieurs concerts en même temps, les artistes amateurs nhésitant pas à sévir en anglais, et à chanter à pleins poumons ! Cacophonie sympathique. Un jeune homme chante en anglais " Plaisir damour ", puis " Love Me ", dElvis Presley, dune voix langoureuse, et bientôt, un attroupement dadmirateurs se forme autour de lui. Deux jeunes femmes prennent sa suite, et font un duo, écouté béatement par une petite fille à couettes. Nous prenons un verre à une terrasse. Je vois passer deux personnes en uniforme, mais pas le même. Ce sont tous les deux des policiers, me dit Alicher, mais lun porte lancienne tenue, et lautre, plus chanceux, a touché celle qui vient de sortir. Les promeneurs sont nombreux. Des jolies filles à hauts talons marchent en ondulant de la croupe. Des prostituées, me renseigne Alicher, même si, théoriquement, la prostitution est interdite dans ce pays. Des copines en bande, ou des copains itou, de jeunes parents avec leurs enfants vêtus de tulle et de satin, sac-nounours en peluche au dos et baudruche à la main. Au milieu de cette liesse générale, dautres enfants mendient, blonds aux yeux bleus, maigres dans leurs haillons : ce sont les enfants des gitans. Pauvres gosses ! .Les balayeuses balaient, avec de jolis balais de jonc roses, ou rouges, et il est vrai que le sol est, ici, bien plus propre quà Châtillon où les trottoirs pullulent de crottes de chiens. Les jeunes filles ont des jeans hyper serrés, ou des shorts ultra courts, des talons compensés vertigineux, et des bustiers à fines bretelles lacés bas dans le dos, bien plus olé olé que je nai jamais osé lêtre, même dans ma folle jeunesse. Un peu vulgaire " for my taste " (pour mon goût) décrète Alicher, aussi snob que moi. Il se souvient tout dun coup quil est malade et me dit quil pense avoir de la fièvre. Je le plains, mais en même temps, il magace un peu et me gâche mon plaisir ! Il est gentil, mais un peu chochotte. Ce matin, je le salue avec le classique " how are you " (comment allez-vous) auquel on doit répondre : " Bien, merci, et vous ? ". Et bien pas du tout, il me dit quil a passé une nuit terrible à tousser, à transpirer avec des frissons etc ... Je compatis hypocritement, puis, très égoïstement, oublie vite sa santé. Nous faisons un dernier tour, et tombons, en regagnant la voiture, sur un petit cirque installé en plein air. Autour de ce qui ne peut avoir réellement le nom de piste, quatre bancs ferment le cercle, sur lesquels le public a pris place. Un gros homme hurle son boniment dans un micro, tandis quun jeune garçon de treize à quatorze ans, long et grêle, imite Valentin le Désossé. Il se désarticule complètement, jouant de ses omoplates comme avec des castagnettes, et je trouve triste le spectacle de cet enfant. Alicher, pendant ce temps, a lair davoir oublié ses ennuis de santé, et bavarde avec une jolie fille qui, daprès ce que lon connaît de notre ami, doit être dans ses goûts. Gagné ! Cest son ancienne petite amie, quil a laissée tomber quand il a connu sa femme. Notre dîner dadieu est à nouveau prévu chez lhabitant, chose qui ne menchante quà moitié, car cest en général moins bon quau restaurant, et lon ne peut pas choisir. La maison est en banlieue, et fait également Bed and Breakfeast, comme hier soir. Lorsque nous arrivons, les Chinois de Taiwan, encore eux, sen vont. Ils bénéficiaient dune table coincée entre le mur et la voiture garée dans le jardin, une Volga russe que Christian prend pour une Mercedes, ce qui fait très plaisir à notre hôte, son propriétaire. Un Français et deux Espagnols dînent sur un lit ouzbek, et nous avons la chance davoir une jolie table dressée dans le patio. Dîner sans surprise, pas vraiment bon ! Deux musiciens jouent dun tambourin et dune harpe sur pieds. Alicher demande à Christian sil aimerait entendre les musiciens jouer de sa dutar. Bien sûr, et de plus sera-t-elle ainsi accordée. Et nous avons ainsi droit à quelques mesure sur la dutar enfin étrennée. Alicher nous emmène ensuite chez lui. Le pauvre, quand je pense que nous sommes à Tachkent depuis le milieu de laprès-midi, et que ne nest que maintenant quil retrouve sa femme ! Elle a vingt ans et elle est ravissante, comme toutes les métisses, très fine. Cest vrai quAlicher a bon goût ! Ils habitent un appartement de quatre pièces dans une sorte dHLM. Le bébé a sa chambre, encombrée de jouets en peluche, que nous utilisons pour nous changer, car elle est réveillée (elle est très jolie elle aussi). Leur salon comporte tapis, canapés, vaisselier, et une énorme télévision. Dans les WC, ils ont accroché aux murs un immense poster dune superbe Porsche rouge, photographiée devant le Sacré-Cur. Paris dans un WC ouzbek ! La jeune femme, qui parle anglais, nous offre de lorangeade et des fruits, et nous visionnons la cassette du mariage. Grand mariage, célébré il y a deux ans. Les cérémonies ont lieu dans la même matinée, sans les familles, avec les seuls témoins et amis des mariés. Comme chez nous, le mariage civil précède le mariage religieux. Alister est en costume noir, chemise blanche et nud papillon, sa femme en robe de tulle blanc, voile et diadème. Nous les voyons pénétrer dans la salle de la mairie au son de la Marche Nuptiale, échanger les alliances, signer le registre, et se faire bisoutés et féliciter par leurs amis. Pour la cérémonie religieuse, Alicher sest coiffé de la toque Ouzbek, et la jeune épousée a rabattu son voile devant son visage. Limam demande à Alicher sil a bien lintention de soccuper fidèlement de sa femme etc ..., comme chez nous, et, comme chez nous, Alicher dit que, oui, il soccupera fidèlement de sa femme etc ... Puis le cortège de voitures repart, avec, pour les mariés, la Cadillac de location. Le cortège, sur dérogation obtenue pour la circonstance, occupe toute la chaussée de lavenue qui mène à la Tour de la Télévision. Celle-ci est plus haute que notre Tour Eiffel, et dispose à mi-hauteur dun restaurant tournant où les jeunes mariés vont offrir le champagne à leurs amis. Puis toute cette jeunesse rejoint les familles qui ont organisé un dîner dansant dans un restaurant. Cent cinquante invités se pressent dans les salons, assis autour de grandes tables, des personnes âgées, des jeunes, des enfants, tout le monde sur son trente et un. Certaines tables regroupent hommes et femmes mêlés, dautres sont " unisexes ". Nous repérons, sur les indications dAlicher, ses parents, ceux de sa femme, et ses frères. Le plus jeune, de vingt ans, est surveillé de près par ses parents car il a eu récemment des problèmes de drogue, est faible, et se laisse facilement aller. Les plats circulent, la vodka aussi, lorchestre joue. Beaucoup de femmes et dhommes âgés dansent ensemble en formant une ronde, bras en lair, et des liasses de billets dans les mains, en signe dabondance, donc de bonheur pour le jeune couple. La soirée se termine vers onze heures, et nous voyons le cameraman amateur, oncle dAlicher, interviewer les invités à la sortie du restaurant. À tour de rôle, ils y vont de leur speech et de leurs vux aux jeunes époux. Lun dentre eux, qui, comme beaucoup, a abusé de la vodka, brandit dans chaque main une bouteille de ce liquide, aussi bon que traître, et voulant les applaudir, tape dans ses mains. Arrive ce qui devait arriver, les bouteilles se cassent, et la vodka gicle partout ! À minuit, nous partons pour laéroport, après avoir remercié la jeune femme de son hospitalité. Nous quittons Alicher sur un royal pourboire, en lui disant que nous avons beaucoup apprécié sa gentillesse, et le fait quil parle anglais. Il nous fait savoir que " nous sommes les meilleurs clients " quil ait eus jusquici. Salutations exquises de part et dautre ! La dutar prend place dans lavion au-dessus de nos têtes. Tachkent/Francfort, Francfort/Paris, les voyages du retour sont toujours plus longs quà laller !
Sommaire de tous nos voyages
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